Perceptions du Japon






Fin de l'isolement

Avant que les étrangers n'obtiennent la possibilité d'entrer plus librement au Japon, il était difficile de bien connaître ce pays. Les Japonais vivaient leur isolement le plus totalement possible, et contrôlaient sévèrement tout ce qu'ils voulaient bien laisser échapper.

La Compagnie hollandaise - Les Hollandais étaient les seuls à pouvoir fournir des informations sur ce pays dans lequel ils étaient autorisés à séjourner. Mais l'idée qu'ils pouvaient s'en faire restait limitée.

"On ne les (les Hollandais) tient guère moins resserrés que des prisonniers ou des otages, exposés aux regards les plus exacts d'une foule de surveillants qui sont obligés, par un serment solennel, d'épier leurs actions les plus indifférentes"(1). Cantonnée dans son port d'attache, qui n'avait rien d'une ville nippone, la Compagnie Hollandaise n'était autorisée à le quitter que pour rendre une visite officielle au Shogun. Le long voyage de Nagasaki à Edo, était l'occasion d'études détaillées qui parvenaient jusqu'en Occident. On retient surtout celles de médecins comme E. Kaempfer, C.P. Thunberg, et plus tard du baron Ph. Fr de Siebold(2).

D'autre part, la Compagnie Hollandaise était la voie d'exportation des productions nippones vers l'Occident. Il fallait toutefois distinguer plusieurs sortes de qualités dans la production exportée:

"Les rares spécimens des fabrications exceptionnelles du Japon viennent, (...) des offrandes échangées en certaines occasions, entre les princes de l'empire et les ambassadeurs étrangers."(3), le reste de la marchandise qui parvenait alors, n'était que de fabrication courante, et surtout créée à l'intention des occidentaux, selon leurs usages et leurs goûts, et sélectionnés par les autorités nippones. Avec ces objets, se mêlant sur le marché à tous ceux venus d'Extrême-Orient et notamment de Chine, on pensait avoir pénétré la culture de ces pays lointains, y compris celle du Japon. Seulement croyait on bien la connaître. "Qui n'était persuadé à ce moment que l'Extrême-Orient nous avait livré tout son art, le summum de ce qu'il était permis d'attendre d'un peuple aux moeurs primitives? On ne se douta guère que pendant le même temps, dans ce pays réputé à peu près barbare, des artistes d'élite, qui n'étaient troublés par aucun besoin matériel de la vie, parachevaient amoureusement, sous le toit féodal de leurs seigneurs -passionnés amateurs-, une foule de petites merveilles, qui compteront parmi les plus exquises expressions de goût que l'art des siècles ait produites"(4). Exposition internationale de New-York, 1853 - Le Japon venait à peine de s'entrouvrir, et avant même la signature du Traité de Paix, d'Amitié et de Commerce avec les Etats-Unis en 1854, il était déjà présent à l'Exposition internationale de New-York en 1853. Mais l'envoi japonais était presque involontaire, puisqu'il s'agissait en fait de la cargaison qu'une jonque naufragée avait perdue et qu'un navire américain avait pu sauver. Les objets de la collection ainsi présentée à New-York étaient de la même facture et de la même qualité que ceux exportés par le Japon jusqu'alors, et n'apportaient pas une image nouvelle du pays.
 

Ouverture

Les pionniers - La réelle découverte du Japon eut lieu un peu plus tard. Mais ceux qui partageaient alors un intérêt pour ce pays apparaissaient moins comme des précurseurs que comme des originaux. Parallèlement aux missions commerciales et diplomatiques qui commençaient à s'établir, une première génération de pionniers s'aventurait jusqu'à l'extrémité de l'Extrême-Orient; la plupart d'entre-eux, séduits, y demeuraient (Wirgman).

Sans se risquer ou s'investir dans un trop long voyage, d'autres se sont intéressés à l'art japonais à travers ce qui était accessible depuis l'Occident. Parmi ceux que l'on sait s'y être très tôt intéressés, figure le jeune peintre américain J.A. Mc Neil Whistler. On s'accorde à lui reconnaître un goût prononcé pour l'art japonais, après qu'il ait visité la section japonaise de l'Exposition internationale de New-York en 1853. Par la suite, il est devenu l'une des figures du milieu japonisant européen, tant parisien que londonien, allant même jusqu'à se faire construire en 1877, par son ami l'architecte Godwin, une villa dans un "style anglo-japonais" à Chelsea-Londres.

"C'est par nos peintres que le goût japonais a pris racine à Paris, s'est communiqué aux amateurs, aux gens du monde et par la suite imposé aux industries d'art. C'est un peintre, qui flânant chez un marchand de curiosités venues d'Extrême-Orient, découvrit dans un récent arrivage du Hâvre des feuilles peintes et des feuilles imprimées en couleur, des albums de croquis au trait rehaussés de teintes plates. (...) Cela se passait en 1862."(5) 1862 était aussi l'année de l'Exposition universelle de Londres.

Exposition universelle de Londres, 1862 - Le Japon, invité à exposer, avait envoyé en Angleterre une délégation officielle pour l'inauguration. Mais c'est la Grande-Bretagne qui avait chargé son ambassadeur en poste au Japon, Sir Rutherford Alcock, de rassembler et de rapporter une collection de laques et de céramiques, d'objets en bronze et en bambou...

1 - Section japonaise à l'Exposition universelle de Londres, 1862.

La collection ainsi réunie et exposée était riche et magnifique, mais elle ne représentait le Japon qu'à travers l'idée et le goût des Européens. Ce n'était pas le Japon qui exposait, mais il était exposé par des occidentaux. Cette collection, néanmoins remarquée par de grands amateurs d'art, et appréciée par plus de six millions de visiteurs, ressemblait par certains cotés à un grand déballage reflétant mal l'âme japonaise.

C'est Arthur Lasenby Liberty qui fut chargé, par l'intermédiaire de l'agence dans laquelle il travaillait, de vendre les objets de la section japonaise après l'exposition londonienne.
 
 

Révélation
 

L'intérêt porté au Japon et à ses arts, s'est précisé, après l'exposition londonienne, jusque vers la fin des années 1860, pour s'accentuer et s'amplifier ensuite. Au cours de cette décennie (1860-1870), les relations diplomatiques, commerciales et culturelles allaient s'accroissant, augmentant les sources d'informations. Et les fréquentes expositions universelles, localisées en Europe, vitrine de l'industrie, dans leur idée d'échanges internationaux, attiraient toujours plus de visiteurs et surtout de nations exposantes.

Exposition universelle de Paris, 1867 - En 1867, une délégation officielle, conduite par le jeune frère du Shogun encore en place à Edo, Tokugawa Akitake, était accueillie à Paris, pour inaugurer la section japonaise de l'exposition.

2 - Tokugawa Akitake (1853-1910) photographié en 1867 lorsque âgé de 14 ans, il conduit la délégation japonaise à l'Exposition Univer- selle de Paris. Resté en France, pour poursuivre des études, il prend notamment des cours de dessin.

3 - Tokugawa Akitake peint par J. Tissot, 1868.

Bien que le choix de la présentation nippone soit revenu au Shogun plutôt qu'à l'Empereur, il faut toutefois noter que les autorités japonaises avaient eu, pour la première fois qui devait aussi être la seule à Paris, la liberté de sélectionner ce qu'elles souhaitaient exposer, sans l'intervention d'aucune nation étrangère. Ainsi, même si la présentation a pu décevoir a posteriori, par ses cotés trop pittoresques ou par ses objets "sans valeurs", elle gardait tout de même la valeur d'un témoignage sincère.

"On se rappelle ce qu'était la section japonaise de 1867. La diplomatie impériale, - toujours si bien informée! - n'était pas parvenue à obtenir connaissance de la constitution politique qui régissait le Japon. Elle en était encore à la vieille fable d'un Shogoun, "souverain temporel", et d'un Mikado "souverain spirituel". Elle ignorait qu'elle était en face d'un pays féodal et qu'elle traitait avec un prince dont les ancêtres, au XVII° siècle, avaient mis le Mikado au second rang, mais sans le déposséder de ses droits traditionnels, et que ce prince ne jouissait plus que de privilèges vermoulus. Elle prétendit n'avoir à traiter qu'avec le Taïkoun, et le prince de Satsuma ne put faire figurer que comme provenant des îles Liou-Kiou ses envois si intéressants mais dont une forte partie resta en caisse. Le prince de Hizen, sur les domaines duquel tant de porcelaines se produisent, consentit seul à s'abriter sous le fanion du Shogoun, timbré aux armes des Tokugawa, trois feuilles de mauve affrontées. On parla peu de ces vitrines. La foule n'a gardé le souvenir que de ce petit enclos où pendait une grosse cloche devant quelques planches de sapin chargées de tasses, de joujoux et d'albums imprimés sur crépon; de cet auvent sous lequel étaient assis des mannequins vêtus en guerriers; de cette cuisine où l'on débitait, dans des godets en porcelaine blanche et bleue, du saki éventé; de ce pavillon en planches où trois jeunes filles, perpétuellement accroupies, s'abritaient derrière leurs manches de soie, contre le rire obscène des visiteurs, et lançaient à qui leur témoignait du respect et de la sympathie, des regards de biches en cage.

Cependant, telle est la qualité de l'esprit parisien que les peintres et les poëtes se pressèrent dans ce jardin misérable, et qu'ils s'éprirent de passion pour les enluminures naïves et vivantes de cette petite page d'album."(6)
 

Premiers Japonisants - En fait, l'article de Philippe Burty, écrit à l'occasion de l'Exposition universelle de 1878, et évoquant dans cet extrait celle de 1867 ne reflétait pas l'opinion qu'il avait eue à l'époque en visitant la section japonaise. Les onze années écoulées, qu'il avait consacrées à de savantes recherches sur le Japon, l'avaient fait devenir un spécialiste reconnu; elles rendaient aussi son jugement plus sévère. En 1867, il avait retenu moins la qualité ou la valeur de ce qui était exposé que l'atmosphère régnante. "Il y avait dans la maison japonaise dont nous parlons un magnifique paravent laqué, fait de deux planches habilement dégrossies dans le tronc d'un arbre séculaire, et décoré d'une plante aquatique dont les fauvettes faisaient plier les tiges; d'autres paysages où fume le cratère du Fousy-Hama; des boîtes renfermant tout ce qu'il faut pour bourrer une pipe de tabac blond, l'allumer, l'aspirer et la recommencer encore; enfin des coffrets à mille tiroirs, pour serrer les bronzes, les ivoires, les bijoux, les albums, les lettres, les outils de toilette usuels, puis des couronnes de fleur en papier et des cordons de soie multicolores. Qu'il doit faire bon vivre dans ces maisons construites en bois léger pour braver l'incessante trépidation d'un sol volcanique."(7) Rares sont les articles, qui mentionnaient alors, dans les revues d'art françaises la section japonaise de l'Exposition parisienne de 1867. Pourtant, et bien que ce soit l'exotisme qui primait, elle avait été largement remarquée; surtout elle annonçait déjà une mode qui était prête à se développer. La passion pour les arts du Japon s'installait en 0ccident, supplantant le goût pour ceux de la chine devenu déjà bien populaire. Le japonisme naissant avait déjà ses adeptes; et Philippe Burty était l'un d'eux. Amateur, collectionneur et critique d'art, c'est à lui que l'on doit le nom de cette mode, le Japonisme, titre qu'il avait donné à une série d'articles publiés à partir de 1872 dans la Renaissance littéraire et artistique.
 

Naissance du Japonisme
 

Les japonisants, affirmant leur goût prononcé pour l'art et la culture du Japon qui leur était désormais facilement accessible, et la présence même, de plus en plus importante en occident, du pays qui leur était si cher, ont marqué les années 1870, ponctuées par les Expositions universelles de Vienne en 1873 et de Philadelphie en 1876, jusqu'à ce que le japonisme trouve son apogée à l'Exposition universelle de Paris en 1878.

4 - Quartier japonais à l'Exposition universelle de Vienne, 1873.

Durant ces années 1870,

"l'enthousiasme gagna tous les ateliers avec la rapidité d'une flamme courant sur une piste de poudre."(8) Cet enthousiasme s'est répandu non seulement aux ateliers des peintres (Whistler, Tissot, Monet,...), mais a gagné aussi les industriels (Barbedienne, Christofle, Falize,...), les éditeurs (Charpentier), et les hommes de lettre (Ed. et J. de Goncourt, Champfleury, Duranty, Zola, Gautier,...),... "L'Orient enfin nous est rappelé par les 2 volumes, recueils d'articles épars de Th. Gautier sur la matière. (...) On y retrouvera, à propos de livres parus, d'expositions ou de présentations théâtrales, de véritables excursions (...) en Chine, au Japon, (...), tracées de cette plume maîtresse dans l'art d'écrire.

L'Orient, par Th. Gautier, Paris, Charpentier, 1877, 2 vol. in-12.

Nous retrouverons prochainement 2 volumes qui peuvent s'ajouter à ceux-ci et que nous nous contenterons de signaler aujourd'hui: "Promenades Japonaises" -1878- de M. Guimet avec dessins de M. Regamey, original et charmant volume, auquel il ne manque, pour être tout à fait exotique, que d'être imprimé sur ce beau feutre de soie, flexible et résistant comme le cuir, qu'on appelle le papier du Japon."(9)
 

Les spécialistes avérés - Vingt ans après l'ouverture des ports japonais aux étrangers, des expéditions sont organisées: voyages d'études, voyages d'affaires.

Le voyage entrepris en 1871 par Enrico Cernuschi, homme d'affaire italien accompagné par Théodore Duret, critique, celui de Bing en 1876, avaient précédé l'expédition d'Emile Guimet, illustrée par ces promenades japonaises évoquées dans la bibliographie de Louis Gonse. Emile Guimet, industriel lyonnais, avait été chargé par le ministre de l'instruction publique, de faire une enquête sur les religions extrême-orientales. Partant de Philadelphie en 1876, il s'était rendu en Asie, accompagné de Felix Régamey, dessinateur, où ils avaient voyagé presque un an, dont deux mois au Japon.

D'autres s'étaient engagés pour la même destination, invités par le gouvernement japonais. Parmi eux, Christopher Dresser, architecte anglais, fut chargé, en 1876, de transporter une collection de produits industriels britanniques destinés au Musée Impérial de Tokyo. Son confrère, Josiah Conder fut nommé professeur d'architecture à l'Université de Tokyo en 1877.

La même année, Edward S. Morse parti étudier au Japon les brachiopodes marins, acceptait la chaire de zoologie de l'Université Impériale de Tokyo, que lui proposait le gouvernement japonais pour trois ans. D'autres séjours plus courts, au cours desquels il poursuivait ses recherches en zoologie et en archéologie lui ont aussi permis de réaliser des relevés d'habitations et de jardins typiques, recueillis dans son ouvrage "Japanese Homes and their Surroundings", publié à Boston en 1886, référence reconnue et souvent citée en matière d'architecture japonaise traditionnelle.

Ces voyageurs, à leur retour, faisaient partager leurs découvertes et transmettaient leur enthousiasme. Animés par le même goût, ils se rassemblaient en cercles d'initiés et passaient des "soirées japonaises", habillés en kimonos et buvant du saké (dîners mensuels de la société du Jinglar, fondée après l'Exposition universelle de 1867). Ils organisaient des congrès (1er Congrès international des Orientalistes organisé à Lyon en 1878 par Emile Guimet), fondaient des sociétés d'études (Société d'Etudes japonaises, chinoises, tartares et indochinoises fondée à l'issue du Congrès parisien de 1873) ... . Devenus des spécialistes, ils donnaient des conférences (George A. Audsley à Londres en 1872, E. Guimet à Paris en 1883 et à Lyon en 1884 ...); leurs rapports étaient publiés, et de nombreux articles paraissaient dans les revues d'art, en plus des livres que chacun dans leur spécialité faisait éditer. Le Japon, pour eux n'avait plus de secrets.

Surtout, ces voyages leur avaient permis, en bons amateurs d'art et critiques, de devenir des grands collectionneurs. Comme le souligne George Bousquet, "la première occupation du voyageur dans toutes les villes du Japon, c'est de bibeloter ..."(10). Ces collectionneurs rassemblaient à eux tous, un nombre impressionnant d'objets. Les collections les plus connues sont celles de MM. Cernuschi et Guimet qui ont légué chacun un musée complet à la ville de Paris. Emile Guimet avait rapporté de son voyage trois cents peintures religieuses, six cents statues divines, des bronzes et des faïences en quantité suffisante pour ouvrir un musée, inauguré à Lyon le 30.09.1879 par Jules Ferry. Mais S. Bing, Ed. et J. de Goncourt, L. Gonse, de la Narde, Vial, Champfleury ... étaient autant de collectionneurs avertis de bronzes, de porcelaines, de laques ... . Christopher Dresser avait rapporté des meubles et des estampes, Ed. S. Morse plus de cinq mille poteries. Philippe Burty collectionnait les porcelaines, les statuettes en bronze, les gravures, les rouleaux manuscrits, les albums peints.

"Ces petits trésors sont le commentaire matériel des belles études consacrées par M. Burty à une forme d'art qui lui est si chère, au japonisme, comme lui même l'a appelée."(11)

"Il suffit à M. Gonse d'exposer une centaine d'albums japonais et d'estampes de sa collection pour nous donner une histoire complète de la gravure du Japon. Les épreuves, toutes en premier tirage, sont des plus belles que l'on puisse voir; et puis il faut savoir gré à leur possesseur de la méthode rigoureuse avec laquelle il les a classées, suivant leur ordre chronologique."(12)

Le nombre d'objets rassemblés par chacune de ces collections était en effet considérable (mais l'affirmation de Th. de Wyzewa, bien que fondée, garde peut-être un air de flatterie pour celui qui n'est autre que le rédacteur en chef de la revue pour laquelle il écrit.), et de plus, il s'agissait d'objets d'art d'une très grande qualité, ce qui leur donnait toute leur valeur et leur intérêt. Ouvertes aux expositions temporaires, ces collections, dont l'idée même devait paraître bien incongrue à un Japonais, avaient un réel succès, jusqu'à celui qu'elles ont remporté à l'Exposition universelle de Paris en 1878, aux cotés des envois nippons.

Exposition universelle de Paris, 1878 -L'Exposition parisienne de 1878, fut la consécration de l'enthousiasme qui avait marqué la décennie écoulée. Jamais le Japon n'avait été autant remarqué, et à une exposition qui devait atteindre un nombre record de visiteurs (quinze millions) il avait su prendre la place d'honneur. Les observateurs éclairés lui réservaient des articles entiers consacrés à tous ses arts au fil des pages de toutes les revues.

"L'Extrême-Orient a, dès le début de l'Exposition, obtenu au Champ de Mars un véritable succès d'enthousiasme, nous pourrions dire d'éblouissement. Ce succès, un peu excessif peut-être, mais légitime dans une certaine mesure, n'a été d'ailleurs que la consécration de la vogue acquise depuis quelques années à tout ce qui vient de ces rives lointaines. Il s'adressait surtout et très justement au Japon, qui est, pour l'instant en possession des faveurs de la mode et semble avoir voulu s'en montrer digne."(13) On pouvait, en effet, admirer une présentation japonaise imposante. Mais le Japon, assidu et très attendu, avait trouvé en ces parisiens qui l'accueillaient de vrais rivaux. Les objets présentés provenaient autant des possesseurs japonais que des collectionneurs européens.

La Mode

"Les collections de MM. Bing, Burty, de la Narde, de Camondo, (...) sont curieuses à bien des titres"(14)

"La salle suivante contient la moisson faite par M.Guimet, chargé d'une mission relative à l'histoire des religions en Asie, et auteur de ces promenades japonaises, qui lorsqu'en aura paru le second volume, seront un des livres curieux que le Nippon aura inspirés"(15)

5 - Salle de la Collection E. Guimet à l'exposition universelle de Paris, 1878.

Des salles entières étaient réservées aux collections des japonisants; les séries japonaises étaient même "complétées par MM. Bing, Vial, de la Narde", devenus plus japonais que les Japonais eux-mêmes.

Engouement -

"Pourquoi la section d'anthropologie et d'ethnographie s'ouvre par un énorme Bouddha doré (...) je l'ignore; mais le Bouddha qui appartient à M. Bing, fait en somme très belle figure"(16). Le Bouddha en bois doré était, en effet, l'une des nombreuses pièces de la collection de Samuel Bing, qui faisant activement parti de ce milieu japonisant parisien, avait aussi largement contribué à son développement.

6 - Samuel Bing et Louis Gonse réunis lors d'un dîner dans la maison japonaise de M. Hughes
Krafft (voir Chronologie 1891), Juillet 1889.

La même année que son voyage au Japon, en 1875, S. Bing ouvrait à Paris, 22, rue de Provence, son premier magasin de vente d'objets d'art extrême-orientaux. Vingt ans plus tard, en 1895, il le transformait (archi: Louis Bonnier) en "Galerie de l'Art Nouveau", où, avec les joailleries de Lalique, les verreries de Gallé, les vitraux de Tiffany et les meubles de van de Velde, se trouvaient toujours déposées des milliers d'estampes japonaises. Monet, Van Gogh ... et de nombreux artistes de l'époque s'y retrouvaient.

D'autre part, en mai 1888, il s'investit dans la création de la luxueuse revue, Le Japon artistique, qui publié en trois langues (français, anglais et allemand) devait paraître jusqu'en 1891.(17)
 
 

7 - Samuel Bing, Le Japon artistique.

Diffusion - Autour de lui, Samuel Bing avait su réunir, pour collaborer à sa revue, les plus fins connaisseurs de l'époque, qui, chacun dans leur spécialité, s'étaient déjà illustrés : Philippe Burty, Théodore Duret, Justus Brinckmann, William Anderson, Louis Gonse, Marcus Huish, Edmond de Goncourt, Hayashi Tadamasa; les mêmes qui ont participé à l'exposition qu'il avait organisée à Paris en 1890, et qui rassemblait livres et estampes.

8 - Affiche de l'exposition de la gravure japonaise, à l'Ecole des Beaux-Arts de Paris, 1890.

Dans le programme du premier numéro de sa revue, en mai 1888, Samuel Bing se montrait enthousiaste face à ce que le Japon laissait augurer pour l'avenir.

"l'inédit semblait avoir disparu à jamais, lorsque se sont soudainement écroulées les barrières derrière lesquelles un petit peuple d'insulaires avait jalousement abrité une longue autonomie esthétique. (...) Le Japon nous laisse entrevoir des horizons de grand air et de liberté"(18). Excès

Pourtant, à la fin des années 1880, le Japon dévoilé, avait déjà largement été exploité. Si entrouvert on l'avait d'abord approché avec la crainte d'avoir à affronter un peuple barbare, certaines attitudes qui succédèrent sont à rapprocher d'un colonialisme qui n'était éloigné ni par la géographie, ni par le temps. Déjà, en 1878, dans un article entièrement consacré au Japon, à l'occasion de l'Exposition universelle, Ernest Chesneau donnait le ton.

"Le Japon nous emprunte nos arts mécaniques, notre art militaire, nos sciences, nous lui prenons ses arts décoratifs"(19). Moins le sens de la phrase, que l'on se plaisait à répéter à l'époque, ce sont les termes employés qui sont révélateurs de l'état d'esprit dans lequel se déroulaient alors les "échanges". "Ce n'est plus une mode, c'est de l'engouement, c'est de la folie"(20). C'était même devenu du pillage. "Plus de trêves: des missions furent organisées pour explorer les bons coins et pour découvrir les amateurs indigènes qui avaient monopolisé ce genre de collections (gravures). On fouilla les anciens fonds d'éditeurs de Tokio, de Nagoya, de Kyoto et d'Osaka. On alla dans les familles, promettant une rémunération libérale pour faire sortir de terre ce qui avait semblé s'y trouver enfoui. Le branle une fois donné, la récolte fut abondante et inespérée. Les japonais se déssaisirent d'abord de leurs collections les moins précieuses, des oeuvres les moins anciennes; mais l'un après l'autre apparurent les noms de grands artistes, des créateurs, des chefs d'école. Conformément aux ordres donnés, les recherches se sont poursuivies sans relâche, à mesure que de nouveaux filons furent découverts. "(21) Mercantilisme - Le Japon avait répondu à ce pillage, par l'envoi massif d'objets fabriqués spécialement pour l'exportation. Et, paradoxalement, au moment où le japonisme trouvait une officialisation, en faisant entrer les plus belles oeuvres dans les institutions publiques (en 1888, au British Muséum de Londres; en 1896 par le Musée Cernushi à Paris, et en 1900 au Cabinet des estampes de la bibliothèque Nationale de Paris avec la collection de Th. Duret), les japonaiseries de pacotille garnissaient des étalages entiers dans les grands magasins. "Les produits vulgaires et sans caractères dont les Japonais nous inondaient dans ces dernières années, par l'entremise des grands magasins de nouveautés, nous avaient fait craindre une décadence irrémédiable"(22). Les japonisants avaient répandu une mode qui les dépassait. Si, pour les non-initiés la difficulté était de reconnaître les objets de qualité de la pacotille, pour les connaisseurs, c'était la question du devenir de cette mode qui se posait. "Comment désespérer absolument de l'avenir artistique d'un peuple qui produit, même dans un moment de décadence comme celui qu'il traverse actuellement, des artistes d'une imagination aussi fertile, d'une originalité aussi vigoureuse !"(23). Apaisement - Parallèlement à ces productions de masse, les artistes japonais, fidèles à eux mêmes, n'avaient pas cessé de produire des oeuvres de la qualité qui les caractérisait; pourtant, le Japon attendu à l'Exposition universelle de 1889 à Paris, n'avait pas retrouvé l'enthousiasme qu'il avait provoqué en 1878. La surprise était inverse: On le trouvait décevant. "Mais les Japonais que nous avions tant admirés autrefois ne sont pas venus. Nous n'avons rien à dire de la Kiriu-Kosho-Kaisha, ni de Saïto; le brûle parfum, le petit vase filigrané et émaillé, les boîtes où l'on a copié de façon si parfaite les laques avec des métaux patinés, ce sont là des tours d'habileté avec lesquels les Japonais nous ont familiarisés, nous attendions autre chose."(24) Cette déception semblait provenir, moins de la qualité des objets exposés que d'une certaine lassitude face à ce qui n'étonnait plus. Onze ans plus tard, elle laissait la place au désintérêt. A l'Exposition universelle de 1900 à Paris, la présentation japonaise ne remportait qu'un succès relatif. Elle n'était plus remarquée que par ceux qui tentaient de faire survivre une époque révolue; pour tous les autres (et notamment les journalistes), elle passait inaperçue.

L'Exposition parisienne de 1900 en fêtant la naissance d'un siècle nouveau, marquait aussi la fin de celui où le japonisme avait trouvé son apogée. Une génération entière animée par le même goût, celle des japonisants de la première heure dont certains s'étaient éteints avant 1900, devait laisser s'exprimer une nouvelle génération d'artistes, auxquels elle léguait un riche héritage culturel.

Déjà, ce début de XXeme siècle, laissait évoluer les architectes occidentaux, que l'on reconnait aujourd'hui pour avoir contribué à la naissance de l'Architecture moderne.

Notes:

(1)KAEMPFER, Engelbert, Histoire naturelle, civile et ecclésiastique du Japon, 1729. (voir chronologie: 1690,1727 et 29)

(2)KAEMPFER, Engelbert, op.cit.

THUNBERG, Carl Peter, Voyages, 1795. (voir chronologie: 1775 et 95),(voir annexe 1)

SIEBOLD, Ph. Fr. (Baron de), Le Moniteur des Indes orientales et occidentales, 1846. (voir chronologie 1823,30,46,59,71 et 73)

(3)JACQUEMART, Albert, Les laques: le Japon va-t-il nous être ouvert?, in Gazette des Beaux-Arts, 15 nov. 1859, pp 210-223. (voir chronologie: 1859 et 74)

(4)BING, Samuel, La gravure japonaise -1, in Le Japon artistique, n°25, mai 1890, pp 1-13. (voir chronologie:1871,75,78,88,90,93,95 et 1905)

(5)CHESNEAU, Ernest, Le Japon à Paris -1, in Gazette des Beaux-Arts, septembre 1878, pp 385-397.

(6)BURTY, Philippe, Le Japon ancien et le Japon moderne, in l'Art, 4°année, vol.IV, Tome XV, 1878, pp 242-243.(voir chronologie:1872,87,90 et 91)

(7)BURTY, Philippe, Le Mobilier moderne, in Gazette des Beaux-Arts, janvier 1868, pp 26-45.

(8)CHESNEAU, Ernest, Le Japon à Paris -1, op.cit.

(9)GONSE, Louis, A travers l'Orient, Bibliographie, in Gazette des Beaux-Arts, janvier 1878, pp 86-96.

(10)BOUSQUET, George, Un Voyage à l'intérieur du Japon, in Revue des deux-Mondes, janvier 1874. (voir annexe 2)

(11)EPHRUSSI, Charles, Les Laques japonais au Trocadéro, in Gazette des Beaux-Arts, décembre 1878, pp 954-969.

(12)WYZEWA, Téodor de, Exposition rétrospective de l'Histoire du Travail au Palais des Arts libéraux -2, in Gazette des Beaux-Arts, novembre 1889, pp 531-549.

(13)GASNAULT, Paul, La Céramique de l'Extrême-Orient à l'Exposition universelle, in Gazette des Beaux-Arts, décembre 1878, pp 890-911.

(14)CHESNEAU, Ernest, Le Japon à Paris -2, in Gazette des Beaux-Arts, novembre 1878, pp 841-856.

(15)DURANTY, Louis, L'Extrême-Orient: Revue d'Ensemble des Arts asiatiques au Trocadéro, in gazette des Beaux-Arts, décembre 1878, pp 1011-1048.

(16)WYZEWA, T. de, op.cit., p 533.

(17)voir annexe 5.

(18)BING, Samuel, programme, in Le Japon artistique, n°1 mai 1888, pp 1-10.

(19)CHESNEAU, Ernest, Le Japon à Paris -1, op.cit.

(20)CHESNEAU, Ernest, op.cit.

(21)BING, Samuel, La Gravure japonaise -1, op.cit.

(22)GARNIER, Edouard, Les Industries d'Art à l'Exposition universelle 1889: La Céramique -2, in Gazette des Beaux-Arts, septembre 1889, pp 328-344.

(23)PHILIPS, Claude, Correspondance d'Angleterre, in Gazette des Beaux-Arts, avril 1888, pp 336-341.

(24)FALIZE, Lucien, Les Industries d'art à l'Exposition universelle 18889: l'Orfèvrerie, in Gazette des Beaux-Arts, août 1889, pp 197-224.
 

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