Fin de l'isolement
Avant que les étrangers n'obtiennent la possibilité d'entrer plus librement au Japon, il était difficile de bien connaître ce pays. Les Japonais vivaient leur isolement le plus totalement possible, et contrôlaient sévèrement tout ce qu'ils voulaient bien laisser échapper.
La Compagnie hollandaise - Les Hollandais étaient les seuls à pouvoir fournir des informations sur ce pays dans lequel ils étaient autorisés à séjourner. Mais l'idée qu'ils pouvaient s'en faire restait limitée.
D'autre part, la Compagnie Hollandaise était la voie d'exportation des productions nippones vers l'Occident. Il fallait toutefois distinguer plusieurs sortes de qualités dans la production exportée:
Les pionniers - La réelle découverte du Japon eut lieu un peu plus tard. Mais ceux qui partageaient alors un intérêt pour ce pays apparaissaient moins comme des précurseurs que comme des originaux. Parallèlement aux missions commerciales et diplomatiques qui commençaient à s'établir, une première génération de pionniers s'aventurait jusqu'à l'extrémité de l'Extrême-Orient; la plupart d'entre-eux, séduits, y demeuraient (Wirgman).
Sans se risquer ou s'investir dans un trop long voyage, d'autres se sont intéressés à l'art japonais à travers ce qui était accessible depuis l'Occident. Parmi ceux que l'on sait s'y être très tôt intéressés, figure le jeune peintre américain J.A. Mc Neil Whistler. On s'accorde à lui reconnaître un goût prononcé pour l'art japonais, après qu'il ait visité la section japonaise de l'Exposition internationale de New-York en 1853. Par la suite, il est devenu l'une des figures du milieu japonisant européen, tant parisien que londonien, allant même jusqu'à se faire construire en 1877, par son ami l'architecte Godwin, une villa dans un "style anglo-japonais" à Chelsea-Londres.
Exposition universelle de Londres, 1862 - Le Japon, invité à exposer, avait envoyé en Angleterre une délégation officielle pour l'inauguration. Mais c'est la Grande-Bretagne qui avait chargé son ambassadeur en poste au Japon, Sir Rutherford Alcock, de rassembler et de rapporter une collection de laques et de céramiques, d'objets en bronze et en bambou...
1 - Section japonaise à l'Exposition universelle de Londres, 1862.
La collection ainsi réunie et exposée était riche et magnifique, mais elle ne représentait le Japon qu'à travers l'idée et le goût des Européens. Ce n'était pas le Japon qui exposait, mais il était exposé par des occidentaux. Cette collection, néanmoins remarquée par de grands amateurs d'art, et appréciée par plus de six millions de visiteurs, ressemblait par certains cotés à un grand déballage reflétant mal l'âme japonaise.
C'est Arthur Lasenby Liberty
qui fut chargé, par l'intermédiaire de l'agence dans laquelle
il travaillait, de vendre les objets de la section japonaise après
l'exposition londonienne.
L'intérêt porté au Japon et à ses arts, s'est précisé, après l'exposition londonienne, jusque vers la fin des années 1860, pour s'accentuer et s'amplifier ensuite. Au cours de cette décennie (1860-1870), les relations diplomatiques, commerciales et culturelles allaient s'accroissant, augmentant les sources d'informations. Et les fréquentes expositions universelles, localisées en Europe, vitrine de l'industrie, dans leur idée d'échanges internationaux, attiraient toujours plus de visiteurs et surtout de nations exposantes.
Exposition universelle de Paris, 1867 - En 1867, une délégation officielle, conduite par le jeune frère du Shogun encore en place à Edo, Tokugawa Akitake, était accueillie à Paris, pour inaugurer la section japonaise de l'exposition.
3 - Tokugawa Akitake peint par J. Tissot, 1868.
Bien que le choix de la présentation nippone soit revenu au Shogun plutôt qu'à l'Empereur, il faut toutefois noter que les autorités japonaises avaient eu, pour la première fois qui devait aussi être la seule à Paris, la liberté de sélectionner ce qu'elles souhaitaient exposer, sans l'intervention d'aucune nation étrangère. Ainsi, même si la présentation a pu décevoir a posteriori, par ses cotés trop pittoresques ou par ses objets "sans valeurs", elle gardait tout de même la valeur d'un témoignage sincère.
Cependant, telle est la qualité
de l'esprit parisien que les peintres et les poëtes se pressèrent
dans ce jardin misérable, et qu'ils s'éprirent de passion
pour les enluminures naïves et vivantes de cette petite page d'album."(6)
Les japonisants, affirmant leur goût prononcé pour l'art et la culture du Japon qui leur était désormais facilement accessible, et la présence même, de plus en plus importante en occident, du pays qui leur était si cher, ont marqué les années 1870, ponctuées par les Expositions universelles de Vienne en 1873 et de Philadelphie en 1876, jusqu'à ce que le japonisme trouve son apogée à l'Exposition universelle de Paris en 1878.
4 - Quartier japonais à l'Exposition universelle de Vienne, 1873.
Durant ces années 1870,
L'Orient, par Th. Gautier, Paris, Charpentier, 1877, 2 vol. in-12.
Nous retrouverons prochainement
2 volumes qui peuvent s'ajouter à ceux-ci et que nous nous contenterons
de signaler aujourd'hui: "Promenades Japonaises" -1878- de M. Guimet
avec dessins de M. Regamey, original et charmant volume, auquel il ne manque,
pour être tout à fait exotique, que d'être imprimé
sur ce beau feutre de soie, flexible et résistant comme le cuir,
qu'on appelle le papier du Japon."(9)
Le voyage entrepris en 1871 par Enrico Cernuschi, homme d'affaire italien accompagné par Théodore Duret, critique, celui de Bing en 1876, avaient précédé l'expédition d'Emile Guimet, illustrée par ces promenades japonaises évoquées dans la bibliographie de Louis Gonse. Emile Guimet, industriel lyonnais, avait été chargé par le ministre de l'instruction publique, de faire une enquête sur les religions extrême-orientales. Partant de Philadelphie en 1876, il s'était rendu en Asie, accompagné de Felix Régamey, dessinateur, où ils avaient voyagé presque un an, dont deux mois au Japon.
D'autres s'étaient engagés pour la même destination, invités par le gouvernement japonais. Parmi eux, Christopher Dresser, architecte anglais, fut chargé, en 1876, de transporter une collection de produits industriels britanniques destinés au Musée Impérial de Tokyo. Son confrère, Josiah Conder fut nommé professeur d'architecture à l'Université de Tokyo en 1877.
La même année, Edward S. Morse parti étudier au Japon les brachiopodes marins, acceptait la chaire de zoologie de l'Université Impériale de Tokyo, que lui proposait le gouvernement japonais pour trois ans. D'autres séjours plus courts, au cours desquels il poursuivait ses recherches en zoologie et en archéologie lui ont aussi permis de réaliser des relevés d'habitations et de jardins typiques, recueillis dans son ouvrage "Japanese Homes and their Surroundings", publié à Boston en 1886, référence reconnue et souvent citée en matière d'architecture japonaise traditionnelle.
Ces voyageurs, à leur retour, faisaient partager leurs découvertes et transmettaient leur enthousiasme. Animés par le même goût, ils se rassemblaient en cercles d'initiés et passaient des "soirées japonaises", habillés en kimonos et buvant du saké (dîners mensuels de la société du Jinglar, fondée après l'Exposition universelle de 1867). Ils organisaient des congrès (1er Congrès international des Orientalistes organisé à Lyon en 1878 par Emile Guimet), fondaient des sociétés d'études (Société d'Etudes japonaises, chinoises, tartares et indochinoises fondée à l'issue du Congrès parisien de 1873) ... . Devenus des spécialistes, ils donnaient des conférences (George A. Audsley à Londres en 1872, E. Guimet à Paris en 1883 et à Lyon en 1884 ...); leurs rapports étaient publiés, et de nombreux articles paraissaient dans les revues d'art, en plus des livres que chacun dans leur spécialité faisait éditer. Le Japon, pour eux n'avait plus de secrets.
Surtout, ces voyages leur avaient permis, en bons amateurs d'art et critiques, de devenir des grands collectionneurs. Comme le souligne George Bousquet, "la première occupation du voyageur dans toutes les villes du Japon, c'est de bibeloter ..."(10). Ces collectionneurs rassemblaient à eux tous, un nombre impressionnant d'objets. Les collections les plus connues sont celles de MM. Cernuschi et Guimet qui ont légué chacun un musée complet à la ville de Paris. Emile Guimet avait rapporté de son voyage trois cents peintures religieuses, six cents statues divines, des bronzes et des faïences en quantité suffisante pour ouvrir un musée, inauguré à Lyon le 30.09.1879 par Jules Ferry. Mais S. Bing, Ed. et J. de Goncourt, L. Gonse, de la Narde, Vial, Champfleury ... étaient autant de collectionneurs avertis de bronzes, de porcelaines, de laques ... . Christopher Dresser avait rapporté des meubles et des estampes, Ed. S. Morse plus de cinq mille poteries. Philippe Burty collectionnait les porcelaines, les statuettes en bronze, les gravures, les rouleaux manuscrits, les albums peints.
"Il suffit à M. Gonse d'exposer une centaine d'albums japonais et d'estampes de sa collection pour nous donner une histoire complète de la gravure du Japon. Les épreuves, toutes en premier tirage, sont des plus belles que l'on puisse voir; et puis il faut savoir gré à leur possesseur de la méthode rigoureuse avec laquelle il les a classées, suivant leur ordre chronologique."(12)
Exposition universelle de Paris, 1878 -L'Exposition parisienne de 1878, fut la consécration de l'enthousiasme qui avait marqué la décennie écoulée. Jamais le Japon n'avait été autant remarqué, et à une exposition qui devait atteindre un nombre record de visiteurs (quinze millions) il avait su prendre la place d'honneur. Les observateurs éclairés lui réservaient des articles entiers consacrés à tous ses arts au fil des pages de toutes les revues.
"La salle suivante contient la moisson faite par M.Guimet, chargé d'une mission relative à l'histoire des religions en Asie, et auteur de ces promenades japonaises, qui lorsqu'en aura paru le second volume, seront un des livres curieux que le Nippon aura inspirés"(15)
5 - Salle de la Collection E. Guimet à l'exposition universelle de Paris, 1878.
Des salles entières étaient réservées aux collections des japonisants; les séries japonaises étaient même "complétées par MM. Bing, Vial, de la Narde", devenus plus japonais que les Japonais eux-mêmes.
Engouement -
6 - Samuel Bing et Louis
Gonse réunis lors d'un dîner dans la maison japonaise de M.
Hughes
Krafft (voir Chronologie
1891), Juillet 1889.
La même année que son voyage au Japon, en 1875, S. Bing ouvrait à Paris, 22, rue de Provence, son premier magasin de vente d'objets d'art extrême-orientaux. Vingt ans plus tard, en 1895, il le transformait (archi: Louis Bonnier) en "Galerie de l'Art Nouveau", où, avec les joailleries de Lalique, les verreries de Gallé, les vitraux de Tiffany et les meubles de van de Velde, se trouvaient toujours déposées des milliers d'estampes japonaises. Monet, Van Gogh ... et de nombreux artistes de l'époque s'y retrouvaient.
D'autre part, en mai 1888,
il s'investit dans la création de la luxueuse revue, Le Japon
artistique, qui publié en trois langues (français, anglais
et allemand) devait paraître jusqu'en 1891.(17)
7 - Samuel Bing, Le Japon artistique.
Diffusion - Autour de lui, Samuel Bing avait su réunir, pour collaborer à sa revue, les plus fins connaisseurs de l'époque, qui, chacun dans leur spécialité, s'étaient déjà illustrés : Philippe Burty, Théodore Duret, Justus Brinckmann, William Anderson, Louis Gonse, Marcus Huish, Edmond de Goncourt, Hayashi Tadamasa; les mêmes qui ont participé à l'exposition qu'il avait organisée à Paris en 1890, et qui rassemblait livres et estampes.
8 - Affiche de l'exposition de la gravure japonaise, à l'Ecole des Beaux-Arts de Paris, 1890.
Dans le programme du premier numéro de sa revue, en mai 1888, Samuel Bing se montrait enthousiaste face à ce que le Japon laissait augurer pour l'avenir.
Pourtant, à la fin des années 1880, le Japon dévoilé, avait déjà largement été exploité. Si entrouvert on l'avait d'abord approché avec la crainte d'avoir à affronter un peuple barbare, certaines attitudes qui succédèrent sont à rapprocher d'un colonialisme qui n'était éloigné ni par la géographie, ni par le temps. Déjà, en 1878, dans un article entièrement consacré au Japon, à l'occasion de l'Exposition universelle, Ernest Chesneau donnait le ton.
L'Exposition parisienne de 1900 en fêtant la naissance d'un siècle nouveau, marquait aussi la fin de celui où le japonisme avait trouvé son apogée. Une génération entière animée par le même goût, celle des japonisants de la première heure dont certains s'étaient éteints avant 1900, devait laisser s'exprimer une nouvelle génération d'artistes, auxquels elle léguait un riche héritage culturel.
Déjà, ce début de XXeme siècle, laissait évoluer les architectes occidentaux, que l'on reconnait aujourd'hui pour avoir contribué à la naissance de l'Architecture moderne.
Notes:
(1)KAEMPFER, Engelbert, Histoire naturelle, civile et ecclésiastique du Japon, 1729. (voir chronologie: 1690,1727 et 29)
(2)KAEMPFER, Engelbert, op.cit.
THUNBERG, Carl Peter, Voyages, 1795. (voir chronologie: 1775 et 95),(voir annexe 1)
SIEBOLD, Ph. Fr. (Baron de), Le Moniteur des Indes orientales et occidentales, 1846. (voir chronologie 1823,30,46,59,71 et 73)
(3)JACQUEMART, Albert, Les laques: le Japon va-t-il nous être ouvert?, in Gazette des Beaux-Arts, 15 nov. 1859, pp 210-223. (voir chronologie: 1859 et 74)
(4)BING, Samuel, La gravure japonaise -1, in Le Japon artistique, n°25, mai 1890, pp 1-13. (voir chronologie:1871,75,78,88,90,93,95 et 1905)
(5)CHESNEAU, Ernest, Le Japon à Paris -1, in Gazette des Beaux-Arts, septembre 1878, pp 385-397.
(6)BURTY, Philippe, Le Japon ancien et le Japon moderne, in l'Art, 4°année, vol.IV, Tome XV, 1878, pp 242-243.(voir chronologie:1872,87,90 et 91)
(7)BURTY, Philippe, Le Mobilier moderne, in Gazette des Beaux-Arts, janvier 1868, pp 26-45.
(8)CHESNEAU, Ernest, Le Japon à Paris -1, op.cit.
(9)GONSE, Louis, A travers l'Orient, Bibliographie, in Gazette des Beaux-Arts, janvier 1878, pp 86-96.
(10)BOUSQUET, George, Un Voyage à l'intérieur du Japon, in Revue des deux-Mondes, janvier 1874. (voir annexe 2)
(11)EPHRUSSI, Charles, Les Laques japonais au Trocadéro, in Gazette des Beaux-Arts, décembre 1878, pp 954-969.
(12)WYZEWA, Téodor de, Exposition rétrospective de l'Histoire du Travail au Palais des Arts libéraux -2, in Gazette des Beaux-Arts, novembre 1889, pp 531-549.
(13)GASNAULT, Paul, La Céramique de l'Extrême-Orient à l'Exposition universelle, in Gazette des Beaux-Arts, décembre 1878, pp 890-911.
(14)CHESNEAU, Ernest, Le Japon à Paris -2, in Gazette des Beaux-Arts, novembre 1878, pp 841-856.
(15)DURANTY, Louis, L'Extrême-Orient: Revue d'Ensemble des Arts asiatiques au Trocadéro, in gazette des Beaux-Arts, décembre 1878, pp 1011-1048.
(16)WYZEWA, T. de, op.cit., p 533.
(17)voir annexe 5.
(18)BING, Samuel, programme, in Le Japon artistique, n°1 mai 1888, pp 1-10.
(19)CHESNEAU, Ernest, Le Japon à Paris -1, op.cit.
(20)CHESNEAU, Ernest, op.cit.
(21)BING, Samuel, La Gravure japonaise -1, op.cit.
(22)GARNIER, Edouard, Les Industries d'Art à l'Exposition universelle 1889: La Céramique -2, in Gazette des Beaux-Arts, septembre 1889, pp 328-344.
(23)PHILIPS, Claude, Correspondance d'Angleterre, in Gazette des Beaux-Arts, avril 1888, pp 336-341.
(24)FALIZE, Lucien, Les
Industries d'art à l'Exposition universelle 18889: l'Orfèvrerie,
in Gazette des Beaux-Arts, août 1889, pp 197-224.