La Modernité française



 

Ces architectes allemands qui avaient dû, pour défendre leurs idées, quitter leur pays au milieu des années 1930, avaient entretenu, avant d'émigrer, des relations suivies avec leurs confrères français.

Ainsi, deux grandes personnalités de l'architecture allemande et française, Walter Gropius et Le Corbusier, avaient pu partager quelques points de vues et quelques moments de travail. Walter Gropius se souvient:

"C'est en 1923, alors que je préparais l'exposition du Bauhaus à Weimar, que débuta mon amitié avec Le Corbusier. J'étais déjà un familier de sa philosophie, grâce à sa revue L'Esprit nouveau. Attiré par elle, je lui demandai de m'envoyer des exemples de son oeuvre, pour les présenter à l'exposition et, plus tard, dans le premier volume des livres du Bauhaus, que je publiai sous le titre Internationale Architecktur. Il me répondit avec enthousiasme et me fit parvenir des résumés manuscrits et des esquisses de ses études d'urbanisme et de préfabrication, ainsi que des photos des rares maisons qu'il avait construites jusqu'alors."(1) Une véritable amitié liait les deux hommes, elle liait aussi les deux architectes. Au cours de son séjour en Allemagne, au début des années 1910, Le Corbusier avait travaillé quelques temps dans l'atelier de Peter Behrens à Berlin, où avait aussi travaillé Gropius. Ils devaient ensuite travailler ensemble, en 1927, à l'exposition du Weissenhof de Stuttgart avec Mies van der Rohe et les frères Taut, ainsi qu'à partir de cette date à l'organisation des CIAM, et se retrouver à Paris, en 1930, à l'occasion de l'exposition du Deutscher Werkbund organisée par Gropius (voir illustration 114).

A la différence de Gropius, c'est une expérience personnelle et individuelle et non une expérience au sein d'un mouvement ou d'une Ecole qui caractérise la pratique de Le Corbusier.

La place qu'a tenue le Japon dans l'activité architecturale en France est à rechercher au travers de telles expériences individuelles. Le choix de deux personnalités offre celle, incontournable, de Le Corbusier pour ses engagements volontaires et radicaux, et celle peut-être moins excessive mais non moins remarquable de Robert Mallet-Stevens.

Les contacts respectifs que Le Corbusier et Mallet-Stevens ont pu avoir avec le Japon au cours de leur carrière sont certainement moins directs et moins nombreux que ceux déjà évoqués de leurs confrères étrangers (allemands, américains, anglais), mais ils sont néanmoins existants et d'une valeur certaine.
 
 
 

La France et le Japon
 
 
 
 

Sans conteste, la France avait largement contribué au développement du japonisme en Occident (voir ouverture et chronologie); sans revenir sur toutes ces contributions on peut en relever certaines manifestations significatives.

Avec les fréquentes expositions universelles parisiennes, celles de 1867, 1878, 1889, 1900, comme moteur, le milieu japonisant français était des plus actifs; et des personnalités telles que Emile Guimet, Enrico Cernuschi ou Samuel Bing le représentaient sur un plan international.

Si Samuel Bing, à la fin du XIXème siècle, a "glissé" de l'art japonais à l'Art Nouveau, en transformant sa galerie d'art parisienne, c'était sans trouver un véritable écho auprès des architectes français. Comme le souligne Leonardo Benevolo, les architectes français se sont moins investis dans l'Art Nouveau que leurs confrères belges ou espagnols, pour mieux réinterpréter une ligne plus traditionnelle.

"Durant la première décennie du 20° siècle, alors qu'ailleurs se déroule le mouvement de l'art nouveau, la France participe à la polémique internationale par un renouvellement audacieux de la ligne même de la tradition: Perret et Garnier font la dernière tentative d'élargir la poétique du classicisme en l'éloignant des formules académiques et en allant à la rencontre des exigences de la société moderne."(2) Et, des architectes de la génération suivante, comme Le Corbusier ou Robert Mallet-Stevens, doivent davantage à ces maîtres qu'à l'Art Nouveau. Mais même si ce n'est pas par l'intermédiaire de l'Art Nouveau qu'ils ont abordés le Japon, l'architecture de ce pays ne leur était ni inconnue, ni indifférente.

D'ailleurs, en 1925, l'Exposition Internationale des Arts décoratifs et industriels modernes, tenue à Paris, rassemblait les pavillons de Le Corbusier (Pavillon de l'Esprit Nouveau), de Robert Mallet-Stevens (Pavillon du Tourisme), et du Japon (maison japonaise, voir illustration 21). (3)
 
 
 
 

Le Corbusier
 
 
 
 

Le Japon a eu une place assez particulière dans la carrière de Le Corbusier; et l'impact que ces relations ont pu avoir sur lui reste difficile à définir. C'est certainement Charlotte Perriand qui connaît bien Le Corbusier et le Japon qui est la mieux à même de le caractériser:

"(...)il est faux de dire que Le Corbusier et son école ont été influencés par l'architecture japonaise. Il y eut rencontre."(4) Son séjour au Japon, en 1955, reste le contact le plus direct que Le Corbusier ait pu avoir avec l'architecture japonaise, mais il laisse aussi une impression de manque d'enthousiasme face à la découverte.

Avant ce voyage, qui concerne surtout la fin de sa carrière, Le Corbusier avait accueilli dans son atelier de la rue de Sèvres à Paris, plusieurs jeunes architectes japonais qui, eux, étaient pressés de le rencontrer. Ces rencontres ne sont pas restées sans échanges: on sait ce que le maître a su leur apporter, il reste à déceler ce que ses disciples ont pu lui faire percevoir.

Ainsi, après avoir mis en évidence la façon dont Le Corbusier a peu à peu approché le Japon, on pourra tenter de percevoir dans ses réalisations des éléments déjà présents dans l'architecture japonaise.
 

- Son Approche du Japon - Le Corbusier était prolixe. Pourtant, tout au long de ses nombreux écrits, il n'a réservé qu'une place infime, voire insignifiante au Japon. Et, lorsque ce dernier est évoqué, ce n'est pas sa mise en valeur qui est recherchée.

Par exemple, l'une de ces allusions se trouve dans L'Art décoratif aujourd'hui, et par un jeu de mots qui est teinté d'une connotation péjorative, elle peut traduire le sentiment de Le Corbusier face à ce qui provenait du Japon.

"Tangos argentin, jazz de Louisiane, broderies de Russie, armoires de Bretagne, faïences d'un peu partout, japoniaiseries de toutes sortes, -un bon petit brouhaba sentimental et décoratif, façon ersatz, qui bruisse avec nos gestes, nous versant la P-o-é-s-i-e... des autres et bouchant utilement le quelques trous de journées si remplies."(5) C'est ce même ouvrage, L'Art décoratif aujourd'hui, qui suscita l'envie à Kunio Maekawa, de venir rencontrer Le Corbusier en France. "K.Maekawa, par exemple, raconte que lorsqu'il lut le manifeste de Le Corbusier, dans les dernières pages de son ouvrage L'Art décoratif d'aujourd'hui, il décida immédiatement de partir pour Paris et de travailler avec lui."(6) En effet, Kunio Maekawa allait compter parmi les nombreux jeunes architectes qui ont travaillé dans l'atelier de Le Corbusier. Il devait rester deux ans, avant de retourner au Japon, alors embauché par Antonin Raymond à Tokyo, de 1932 à 1935 (voir La Mouvance américaine - A.Raymond), et de s'établir à son propre compte à partir de 1935. C'est au milieu des années 1950, et à l'occasion du projet de Le Corbusier pour le Musée des Arts occidentaux de Tokyo, auquel il a largement contribué, que Maekawa et Le Corbusier ont renoué le contact.

En 1931, c'est Junzo Sakakura qui devait succéder à K.Maekawa dans l'atelier de Le Corbusier. Son expérience parisienne fut plus longue. J.Sakakura a passé cinq années en France, de 1931 à 1936, concluant son expérience en construisant le Pavillon du Japon pour l'Exposition de Paris de 1937.

Enfin, c'est lui qui devait faire venir au Japon, au moment où la seconde guerre mondiale éclatait à Paris, Charlotte Perriand avec qui il avait travaillé et lié amitié. Charlotte Perriand se souvient:

"(...), j'avais reçu, par l'intermédiaire de Sakakura, un télégramme du Ministère du Commerce et de l'Industrie japonais qui m'invitait comme conseil pour orienter l'art industriel.(...)

J'ai découvert, grâce à Sakakura, qu'en dehors de notre mode de pensée cartésien, il en existait d'autres. Sakakura a toujours essayé de me faire comprendre son pays, ses anomalies, un mode de pensée plus intuitif."(7)

Enfin, et après la seconde guerre mondiale, un autre architecte japonais, T.Yoshida, avait travaillé pour Le Corbusier.
 

Ces rencontres, même si elles n'ont pas laissé une trace évidente à percevoir sur le travail personnel de Le Corbusier réalisé au cours de cette période, elles sont , en revanche, à l'origine de la commande du Musée des Arts occidentaux réalisé à Tokyo. Et, c'est à l'occasion de ce projet, que Le Corbusier a fait son seul et unique voyage au Japon, en 1955.

Le Corbusier a séjourné au Japon, du 31 octobre au 11 novembre 1955, pour réaliser les premières esquisses du projet qui lui était commandé.

"En 1955, l'engagement de (Le Corbusier) pour la construction du musée des Arts occidentaux est définitivement pris. Dans le même temps, une exposition sur son oeuvre, celle de Fernand Léger et de Charlotte Perriand est organisée dans un magasin à Tokyo et marque clairement un renouveau d'intérêt pour l'architecte et ses travaux."(8) Ce court séjour fut pour lui aussi l'occasion de voyager à l'intérieur du Japon et de découvrir les sites les plus célèbres.

A Kyoto, Le Corbusier a visité la Villa impériale de Katsura. Sa réserve face à cette villa, dont B.Taut et W.Gropius entre autres avaient tant loué la beauté, est surprenante.

"Le Corbusier, qui a aussi visité la Villa Katsura après la guerre, restait cependant critique face à ces bâtiments sans vrais murs. Il la trouvait certes très belle, mais trop pittoresque pour la qualifier d'architecture."(9) De cette visite de la Villa impériale de Katsura, Le Corbusier avait fait quelques croquis rassemblés dans un carnet. Le premier de ces croquis est certainement le plus singulier: il concerne la taille de la chambre à coucher impériale. "la chambre à coucher du prince à 4 tatamis.

le tatami=96*192!!!

la princesse est modeste."(10)
 
 

120 - Croquis de la Villa impériale de Katsura, Le Corbusier.

La princesse est modeste! mais ce que Le Corbusier a pris pour la chambre du prince, n'est certainement que sa garde-robe. La Villa, loin d'être une habitation modeste, est une vaste demeure, richement ornée, qui a peu à voir avec les habitations du communs.

121 - Villa impériale, (30)Chambre à coucher impériale, (33)Garde-robe.

122 - Une grosse pierre sert de Perron.

Le Corbusier avait aussi fait des croquis du Manji-tei, l'un des pavillons de repos dépendant du Shokin-tei (voir illustration 115). Il s'agit d'un abri couvert dans lequel sont placés des bancs. Ils étaient utilisés par les personnes invitées aux cérémonies de thé, qui attendaient là, qu'on les convie.

Manji-tei signifie Svastika, dont la disposition des quatre bancs rappelle la forme: une croix gammée à branches égales.

123 - Croquis du Manji-tei de Le Corbusier.

Dans la banlieue de Tokyo, Le Corbusier avait visité à Kamakura, le musée d'art moderne construit par son ancien élève J.Sakakura. Il note l'emploi de la pierre d'Oya, déjà utilisée par Wright pour l'Hôtel impérial (voir illustration 72) et pour la résidence Yamamura (voir illustration 74).

124 - "Tokio, pierre volcanique en abondance" de Le Corbusier.

A Tokyo, Le Corbusier avait pris quelques notes et fait les premières esquisses du projet du musée.

125 - "Musée National des Beaux Arts de l'Occident" de Le Corbusier

125b - "Musée National des Beaux Arts de l'Occident" de Le Corbusier.

Le gouvernement japonais avait commandé ce musée à Le Corbusier pour abriter l'importante collection de peintures et de sculptures, que M.Matsukata avait réunie au début du siècle en Europe, et notamment à Paris et à Londres, et que le gouvernement français avait accepté de restituer au Japon, après en avoir eu l'entière possession selon le traité de paix signé en 1951.

"Situé sur un plan couvert de grands arbres, dominant la ville, le musée compose un ensemble culturel de plusieurs bâtiments: le musée proprement dit, deux théâtres, un pavillon des expositions temporaires, un restaurant, etc. Pour ce centre culturel dont la construction sera suivie par deux anciens disciples, K.Maekawa et J.Sakakura, Le Corbusier s'inspire de travaux antérieurs exécutés en 1950 pour des terrains situés Porte Maillot à Paris."(11) Les travaux ont été achevés en 1959.

Ce musée répond parfaitement à l'idée de Le Corbusier du musée à croissance illimitée ( qui date de 1939), mais trouvant ses limites dès la première spirale.

126 - Musée à croissance illimitée, 1939.

Cette idée de croissance illimitée était formulée par une salle centrale sur deux niveaux, qui se développe sur elle-même en spirales au deuxième niveau. On entre dans cette salle au coeur de la construction posée sur pilotis, accédant à l'étage par une rampe et continuant la visite dans les galeries en spirales.

127 - Vide central du musée des Arts occidentaux.

Le Musée des Arts occidentaux a un plan parfaitement carré, formé par une trame de poteaux porteurs. Au rez de chaussée, on entre par la hall central éclairé zénithalement, duquel et par une rampe, on accède à l'étage. Autour du vide central, s'organise l'exposition, longeant les quatre façades du bâtiment.

128 - Plan du musée des Arts occidentaux.

Le Corbusier ne semble pas s'être entièrement impliqué dans ce projet, qui représente plus la mise en forme d'une idée ancienne, plutôt qu'une volonté de prendre en compte un site et un contexte spécifiques. D'ailleurs, la construction de ce musée n'a été l'occasion pour lui que d'un seul voyage d'à peine une dizaine de jours au Japon (alors qu'il a fait plus de vingt séjours en Inde, par exemple). Il en avait, en fait, confié l'exécution à MM.Maekawa et Sakakura.

C'est Kunio Maekawa qui a réalisé l'extension du musée en 1979, abandonnant complètement le principe de croissance illimité, pourtant théoriquement applicable ici.

129 - Musée des Arts occidentaux.

Pour conclure au sujet du séjour de Le Corbusier au Japon, Antonin Raymond note que:

"Le Corbusier a visité le Japon en 1955. Assez bizarrement, j'ai eu l'impression qu'il n'était pas particulièrement intéressé par le Japon. Le moins qu'on puisse dire, est que le Musée à Ueno n'est pas un travail remarquable. (...)

Le Corbusier a réalisé une construction à Tokyo. J'entends, il y a un musée dans le parc d'Ueno, pour lequel Le Corbusier a fait quelques esquisses. Malheureusement, je suis persuadé que son idée n'a pas entièrement été menée à bien. Les choses sont confuses - l'éclairage est pauvre et les détails sont de mauvaise qualité. Entre autre, l'entrée est défigurée par un énorme conduit de cheminée. Surtout, le musée ne convient pas à la collection Matsukata qui est, en grande partie, constituée de tableaux peints par des artistes français dans des petits ateliers, il y a 70 ans; l'atmosphère froide et sévère du Musée ne leur est pas favorable."(12)
 

- Ses Réalisations - "Le Corbusier lui même était pleinement conscient des qualités de l'architecture traditionnelle japonaise et de ses affinités avec les conceptions modernes de volume et de planning modulaire, (...)."(13) A ces conceptions modernes de volume et de planning modulaire, citées ici par, on peut aussi ajouter, toujours en relation avec l'architecture traditionnelle japonaise, les notions modernes de structure poteaux-poutres et celles de plan libre, de façade libre et de pilotis qu'elle induit, et enfin celle de standard développées par Le Corbusier.

Les très célèbres "cinq points de l'Architecture Moderne", énoncés par Le Corbusier sont dépendants (sauf la toiture-terrasse) de la structure de la construction. L'abandon des murs massifs porteurs, en laissant la place à une structure formée de poteaux et de poutres, permettait au plan et à la façade d'être libres, à la fenêtre d'être en longueur, et à la construction d'être sur pilotis.

Le Corbusier éprouvait ces techniques modernes et les matériaux nouveaux, il approuvait aussi les raccourcis oratoires.

"Je vais dire une énormité fondamentale, tant pis: "l'architecture, c'est des planchers éclairés". Pourquoi? (...)

Avec le béton armé on supprime entièrement les murs. On porte les planchers sur de minces poteaux disposés à de grandes distances les uns des autres. Pour fonder ces poteaux, on creuse un petit puits par poteau et l'on va chercher le bon sol. Puis on sort le poteau hors de terre. Et, à ce moment, on profite des circonstances. Je n'ai pas eu besoin d'enlever ce fatal noyau de terre au coeur de la maison. Mon sol est intact, il continue! Je vais faire une bonne spéculation: les poteaux de béton armé (ou de fer) ne coûtent presque rien. Je vais les élever à trois mètres au-dessus du sol intact et j'accrocherai mon plancher là-haut. J'ai ainsi disponible tout le sol sous la maison.

(...)"L'architecture (plus exactement, la maison), c'est des planchers éclairés." Quelle réponse totale ici!"(14)

En effet, l'affirmation de Le Corbusier illustre à elle seule, les idées de plan libre, de façade libre, et de construction sur pilotis directement induites de la structure poteaux-poutres.

Ces idées modernes réalisées grâce à l'utilisation de matériaux modernes, soit une structure en béton armé ou de métal, étaient déjà appliquées au Japon, où la structure porteuse en bois donne aux constructions ces mêmes caractéristiques architecturales.

Le Corbusier avait, d'autre part, développé, et notamment avec l'établissement du Modulor, les idées d'échelle et de coordination modulaire dans la construction. Il avait déduit ses dimensions en s'alignant sur les mesures de l'homme (voir Concepts de l'Architecture moderne vus à travers la tradition japonaise - Principes constructifs - Coordination modulaire).

"La mesure de l'homme doit servir de base à toutes les échelles qui seront en rapport avec la vie et les diverses fonctions de l'être. Echelle des mesures qui s'appliqueront aux surfaces ou aux distances, échelle des distances qui seront considérées dans leur rapport avec l'allure naturelle de l'homme, échelle des horaires qui doivent déterminer en tenant compte de la course quotidienne du soleil."(15) La coordination modulaire est appliquée au Japon, notamment avec l'emploi du tatami comme module de construction. Le tatami, adapté à la taille d'un Japonais assis, ou de deux assis l'un à côté de l'autre, représente aussi la surface de base dans la construction. Et, l'extrait choisi dans Vers une Architecture de Le Corbusier pourrait aisément s'appliquer au tatami japonais: "Le constructeur a pris pour mesure ce qui lui était le plus facile, le plus courant, l'outil qu'il pouvait perdre le moins: son pas, son pied, son coude, son doigt. ... Il a crée un module qui règle tout l'ouvrage; et cet ouvrage est à son échelle, à sa convenance, à ses aises, à sa mesure. Il est à l'échelle humaine."(16) Cette recherche de Le Corbusier, d'une normalisation des dimensions des éléments de la construction en fonction de la taille de l'homme, est justifiée dans la mesure où elle aboutit à l'idée de standardisation. Le Corbusier évoquait souvent ces "standarts" vers l'établissement desquels il fallait tendre (voir Concepts de l'Architecture moderne vus à travers la tradition japonaise - Espace modulaire - Dérive techniciste). Et, on peut retrouver cette idée appliquée dans certaines de ses réalisations (Pavillon de l'Esprit Nouveau de l'Exposition des arts décoratifs et industriels modernes de Paris en 1925), et aussi dans ses projets de maisons en série (DOM-INO).

Au Japon, comme il avait déjà été démontré par F.Ll.Wright ou R.Neutra, ce ne sont pas uniquement les éléments de l'architecture qui sont standardisés, mais avec eux, tous ceux de la vie à l'intérieur de la construction qu'elle conditionne.

Le Corbusier qualifiait lui-même ses idées de révolutionnaires, pourtant il savait aussi qu'elles pouvaient d'une certaine façon ne pas être innovatrices pour certaines traditions:

"Si vous saviez combien je suis heureux quand je puis dire: "Mes idées révolutionnaires sont dans l'histoire, et à toute époque et en tout pays" (les maisons des Flandres, les pilotis du Siam ou des lacustres, la cellule d'un père chartreux en pleine béatification)."(17) Robert Mallet-Stevens
 
 
 

La place qu'a tenue le Japon dans la carrière de Robert Mallet-Stevens est toujours restée discrète, mais néanmoins sous-jacente. Elle se différencie aussi, si l'on compare deux périodes de son activité: celle avant la première guerre mondiale, et celle entre les deux guerres. Cette distinction correspond aussi à celle entre ses écrits et ses réalisations.
 

- Ses Ecrits - Il est un article de Robert Mallet-Stevens paru en 1911 dans La Revue (18) entièrement consacré à l'architecture japonaise (voir annexe 6).

En 1911, Mallet-Stevens qui n'avait que 25 ans, et qui débutait à peine sa carrière d'architecte, avait eu en sa possession suffisamment de documents sur l'architecture japonaise pour écrire un article relativement complet et surtout riche de références précises, et qu'il avait illustré de six dessins signés de sa main.

Cette date de publication est intéressante, car elle peut laisser supposer que cet article ait eu une grande importance pour Robert Mallet-Stevens lui même, mais aussi ait agi pour ses confrères, même déjà plus âgés, comme révélateur. Car, comme il le souligne lui même en introduction:

"(...) parmi tous ces ouvrages (sur toutes les architectures du monde) et toutes ces recherches, on a consacré bien peu de place à l'architecture du Japon. Il semble qu'on ait un peu mis à l'écart cette branche de l'art nippon, chez lequel, cependant, on rencontre autant de grandeur majestueuse et surtout de beauté que dans toute autre contrée."(19) Dans son article, Mallet-Stevens évoque et illustre aussi bien l'architecture domestique que l'architecture religieuse et l'architecture militaire. Parallèlement, il s'attache à décrire les techniques et les matériaux de construction, les conceptions d'organisation de l'espace, et les relations au site, propres au Japonais.

De la maison d'habitation, il retient autant son aspect extérieur qu'intérieur: construite en bois, sur pilotis, elle est couverte par une toiture imposante qui protège de la pluie ses façades largement ouvertes, et abrite la terrasse; à l'intérieur, c'est la sobriété qui est mise en évidence, le bois laissé apparent, l'absence de meubles, le tokonoma, et les larges baies par lesquelles le jardin est accessible.

De l'architecture religieuse, Robert Mallet-Stevens possède des références précises: "le Daïboutsou à Nara", "la pagode d'Horyouji près d'Osaka", "le temple Sanjousangendo à Kioto", "le temple de Nagasaki", "la pagode de Kamakoura", "et celles "d'Uono et de Nikko". Il fait la distinction entre les deux cultes pratiqués au Japon, bouddhiste et shinto, et décrit autant la pagode que le tori.

Enfin, en ce qui concerne l'architecture militaire, il retient le château de Nijo, qu'il cite en exemple de palais.

Toujours en 1911, dans un autre article, Robert Mallet-Stevens, donne comme exemple à sa démonstration de l'harmonie entre le noir et le blanc, celui d'un paysage bucolique japonais.

"C'est une idée universellement répandue que le noir et le blanc, alliés en décoration, sont tristes (...). Le blanc et le noir si l'on observe un peu, n'engendrent pas autant la mélancolie qu'on veut bien le dire, un if qui se profile sur une route poussiéreuse d'Italie, une maison nipponne, couverte de tuiles noires, se détachant sur le fond neigeux du Fuji-Yama, un des admirables et inquiétants dessins de Beardsley, ne nous apparaissent pas comme des visions sinistres(...)."(20) Si, Robert Mallet-Stevens avait déjà rédigé plusieurs articles en ce tout début des années 1910, tout jeune diplômé, il n'avait pas encore eu l'occasion de réaliser ses projets. Son oeuvre construite débute véritablement après la première guerre mondiale. Mais, si une influence du Japon est à rechercher dans ses projets ultérieurs, elle peut être attribuée à cette première période de sa carrière.

- Ses Réalisations - Selon Léon Moussinac:

"A ce moment (dès 1910), il semble bien que Mallet-Stevens ait été vivement influencé par les Japonais. Si l'on compare, en effet, certains aménagements qu'il composa dans cette période avec des représentations d'intérieurs nippons, on est frappé par l'esprit qui, ici et là, se reflète: même goût pour une organisation simple de l'espace laissant toute leur valeur aux surfaces murales, donnant toute leur importance aux baies, larges, coupées de longues et fines traverses horizontales, qui distribuent une lumière égale dans la pièce assez nue, désencombrée de meubles mobiles, décorée seulement de carrelages noirs et blancs. Il affirme son goût des lignes droites, des volumes harmonieux, des tons frais, des étoffes claires, des tapis à dessin géométrique. Il aime éclairer les pièces par des lanternes carrées, cloisonnées de bois. Les meubles qu'il construit sont simples, pratiques, confortables, de belle manière."(21) Dans le même ouvrage, qui date de 1931, Léon Moussinac reprend l'analogie qu'il avait déjà faite, entre l'horizontalité des baies dessinées par Mallet-Stevens et celle des baies japonaises (22).

Léon Moussinac insiste sur cette influence japonaise qu'il situe bien au début des années 1910, mais ne fait aucune référence à l'article écrit par Robert Mallet-Stevens.

Les thèmes abordés par Léon Moussinac, selon lesquels des analogies entre certains éléments de l'architecture de Mallet-Stevens et l'architecture japonaise peuvent être mises en évidences, sont essentiellement relatifs à l'organisation de l'espace et aux qualités de l'espace intérieur.

Ce "goût pour une organisation simple de l'espace" de Mallet-Stevens est guidé par sa volonté d'adapter la fonction aux besoins, de respecter la logique de l'utile et du commode.

"Rationnel, le logis de demain sera commode, habitable, sain, clair, parce que là sont ses véritables devoirs. S'il y satisfait, il réalisera un ordre de beauté qui n'est pas en soi inférieur aux autres... On construira simple et net, les édifices conviendront à leur destination, n'étant plus astreints au pastiche. L'architecture nouvelle rétablira le règne de la raison: elle n'a pas d'autre mobile."(23) Il avait trouvé dans la maison japonaise, cette logique de composition de l'espace par laquelle chaque élément devient évident car il répond exactement à sa fonction. "Il semble que les Japonais composent leurs monuments avec la même franchise que les paysans dans les campagnes qui tracent sur le sol les différentes pièces dont ils ont besoin, la salle commune, l'alcôve, le four, le bûcher, les étables, puis qui dressent des murs et recouvrent chaque partie à la hauteur la plus propre à les satisfaire. Aucune supercherie plastique, pas de fausses fenêtres, de coins inutiles, d'escaliers dissimulés, de chambres écrasées pour conserver et respecter la symétrie. (...); tout est logique et à un but."(24) Léon Moussinac aborde ensuite l'espace intérieur. Il se distingue tout d'abord par ses "lignes droites", et ses "surfaces murales laissées en valeur", ainsi que ses "larges baies". "Les plans des maisons, eux-mêmes, se transforment: les murs n'ont plus besoin d'être les un sur les autres (la stabilité ne l'exige plus), le chauffage central autorise de vastes baies vitrées, le béton armé permet des poteaux de dimensions très réduites, des auvents peuvent avancer pour protéger l'extérieur, des terrasses s'étagent formant des pièces en plein air. La construction entière est modifiée. Les besoins sont nouveaux, la technique est nouvelle. L'esthétique est neuve."(25) L'esthétique était neuve, mais Robert Mallet-Stevens, l'avait déjà aperçue dans les traits de l'architecture japonaise. Il avait déjà noté la qualité de ses grandes baise (voir illustration 64), largement ouvertes sur l'extérieur, ainsi que la valeur du bois laissé naturel. Il avait même relevé ses terrasses abritées par de larges auvents. "Les baies, très vastes, sont ouvertes, à volonté, par des châssis mobiles recouverts de papier, glissant dans des rainures. A l'intérieur, le bois, qui remplit tous les offices, n'est pas peint mais entretenu toujours intact par de fréquents savonnages.(...)

(...) les maisons sont entourées de terrasses recouvertes de grands toits débordants, projetant de l'ombre ou préservant les passants de la pluie."(26)

Le hall du Pavillon du Tourisme de l'Exposition des Arts décoratifs et industriels modernes de 1925 à Paris, montre le découpage des baies dans ses proportions. Il rappelle aussi la remarque que Robert Mallet-Stevens avait faite à propos du Palais de Nijo. "Ces palais renferment de vastes salles rectangulaires, aux plafonds desquelles les croisements des poutres forment des caissons luxueusement ornés, sculptés, gravés, chanfreinés, enrichis de laques, (...)."(27)

130 - Hall du Pavillon du Tourisme, à Paris, 1925.
131 - Château de Nijo, à Kyoto.

Puis Léon Moussinac évoque ensuite les pièces vides de mobilier de Mallet-Stevens, sobrement décorées de ces carrelages contrastés de noir et de blanc, et de ces lanternes carrées.

"Ce qui semble bizarre en entrant dans une maison japonaise, c'est l'absence de meubles, pas de tables, pas de chaises, pas de lits: on dîne accroupi, on dort allongé sur des nattes (...).

Dans ces maisons tout est propre, blanc d'aspect carré, simple comme lignes et dans les moindres détails on trouve un souci de décoration."(28)
 

132 - Luminaire de Mallet-Stevens.

Tous ces éléments mis en évidence dans l'architecture de Mallet-Stevens, trouvent effectivement un rapprochement avec les descriptions de l'architecture japonaise qu'il avait lui même faites. Mais, il est vrai aussi, qu'à cette époque de l'entre-deux guerres où l'on trouve les réalisations les plus caractéristiques de sa carrière, il a fait peu d'allusions à l'architecture japonaise.
 

notes:
 
 

(1)GROPIUS, Walter, Apollon dans la démocratie, la nouvelle architecture et le Bauhaus, La connaissance S.A., Bruxelles, 1969, p.154.

(2)BENEVOLO, Leonardo, Histoire de l'architecture moderne, T.2, Dunod, Paris, 1979, p.183.

(3)d'après Yvonne Brunhammer, Samuel Bing aurait aussi participé à cette exposition de 1925, en présentant le Pavillon de l'Art Nouveau.

"Le Pavillon de l'Art Nouveau monté par le célèbre marchand d'art japonais Samuel Bing ouvre la porte à une formule d'ateliers et d'édition qu'il avait emprunté à l'Amérique"

BRUNHAMMER, Yvonne, 1925, Presses de la Connaissance, Paris, 1976, p.11.

Pourtant il semblerait que Samuel Bing soit décédé en 1905.

(4)PERRIAND, Charlotte, in Architecture Intérieure CREE, n°226.

(5)Le CORBUSIER, L'Art décoratif aujourd'hui, Vincent, Fréal et Cie, Paris, p.28.

(6)Musée de Tokyo 1957, in T.A., n°373, septembre 1987, p.63.

(7)PERRIAND, Charlotte, op.cit..

(8)Musée de Tokyo 1957, op.cit., p.64.

(9)DOHI, Yoshio, Bruno Taut, sein Weg zur Katsura Villa, in B.Taut 1880-1938, Akademie der Kunst, p.125.

(10)Le Corbusier carnet 3 - 1954 1957, Herscher, Dessain et Tolra, légende du croquis 341.

(11)Musée de Tokyo 1957, op.cit., p.62.

(12)RAYMOND, Antonin, An Autobiography, Tuttle, Rutland & Tokyo, 1973, p.247 et p.249.

(13)L'Architecture d'Aujourd'hui, n°158, p.56.

(14)Le CORBUSIER, Précisions sur un état présent de l'architecture et de l'urbanisme, Vincent, Fréal et Cie, p.41.

(15)Le CORBUSIER, La Charte d'Athènes, Seuil, Paris, 1971, p.99.

(16)Le CORBUSIER, Vers une architecture, Vincent, Fréal et Cie, Paris, p.53.

(17)Le CORBUSIER, op.cit. note(14), p.97.

(18)MALLET-STEVENS, Robert, L'architecture au Japon, in La Revue, vol.LXXXX, 15 mai 1911, pp.522-530.

(19)MALLET-STEVENS, Robert, op.cit., p.522.

(20)MALLET-STEVENS, Robert, Le noir et le blanc, in Tekhné, n°34, 16 novembre 1911, cité par DESHOULIERES, D., JEANNEAU, H., Robert Mallet-Stevens, architecte, ed. des Archives d'Architecture moderne, Bruxelles, 1980.

(21)MOUSSINAC, Léon, MALLET-STEVENS, Les éditions G.Crès &Cie, Collection les artistes nouveaux, Paris, 1931, pp.7-8.

(22)MOUSSINAC, Léon, op.cit., p.14.

(23)MALLET-STEVENS, Robert, cité par DESHOULIERES, D., JEANNEAU, H., Mallet-Stevens, une traversée de l'architecure, in A.M.C., n°41, 1976, p.5.

(24)MALLET-STEVENS, Robert, op.cit. note(18), p.524.

(25)MALLET-STEVENS, Robert, in Le Bulletin de la vie artistique, n°23, 1er décembre 1924, pp.532-534.

(26)MALLET-STEVENS, Robert, op.cit. note(18), p.529 et p.523.

(27)MALLET-STEVENS, Robert, op.cit. note(18), p.530

(28)MALLET-STEVENS, Robert, op.cit. note(18), p.529..
 
 

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