Une influence du Japon a souvent été attribuée aux décorations excessives d'inspiration florale et végétale de l'Architecture Art Nouveau.
L'architecture moderne, qui au contraire devait abandonner toute décoration stylistique, peut ausi trouver un précédent dans l'architecture japonaise en matière d'ornementation. Car, ni l'architecture moderne, ni l'architecture japonaise ne l'ont, en fait, jamais exclu.
Les constructions réalisées sous les dynasties shogunales doivent être isolées, car en matière d'ornementation, elles tiennent une place à part au Japon. Construits pour marquer le symbole de la puissance et de l'autorité militaire, les temples (Nikko, Toshogu à Tokyo (voir illustration 25 et 26), Chion-in à Kyoto ...) et châteaux forts (Nijo à Kyoto ...) abritent des décorations somptueuses, et presque en excès par rapport aux autres constructions japonaises, comme le souligne Robert Mallet-Stevens:
133 - Décor de la porte du Ninomaru, château de Nijo à Kyoto.
Plus globalement, et même si certains ont voulu trouver dans l'architecture japonaise l'expression du renoncement total de décor, on trouve à développer le thème de l'ornementation, en considérant l'architecture domestique ainsi que celle des palais et villas impériaux.
Après Taut, tout le monde reprit l'idée que le palais de Katsura est un modèle d'architecture fonctionnaliste. Mais un examen sérieux infirme totalement cette opinion. Les yeux modernes (et étrangers) de Taut virent dans l'absence de fioritures tapageuses un renoncement délibéré de l'ornementation, là où précisément il y a luxe de décoration non fonctionnelle. En fait, on peut difficilement imaginer un traitement plus décoratif que cette synthèse de styles architecturaux qu'ils aient été concommitants ou successifs. Taut fut induit en erreur par la prééminence de l'intellectualité qui tend à éclipser les aspects purement ornementaux. Ce que nous voyons ici n'est nullement un cas de fonctionnalisme, mais simple économie d'expression."(2)
134 - Shoi-ken, "les 6 occuli
en train de rire", villa impériale de Katsura.
La stylisation, soit la représentation sous une forme simplifiée des motifs décoratifs, est, en effet, l'une des façons d'appréhender "l'économie d'expression".
Ce sont les formes naturelles, végétales ou animales (voir La Place du Japon dans l'Activité architecturale en Occident - l'Effervescence autrichienne - illustration 51), mais souvent florales qui nécessitent cette simplification.
En 1928, Henry Balth, dans sa Grammaire du dessin, fixe à l'intention des élèves, la définition de la stylisation comme procédé de dessin, avec comme exemple illustratif, différents essais de stylisation du genêt.
C'est ce qu'on appelle la STYLISATION.
C'est une mise au point du document naturel. Elle comporte trois opérations:
1) Une épuration, c'est-à-dire un travail de réduction du document à son expression la plus claire et la plus intelligible. Mettre en évidence les caractères essentiels en élaguant les traits accidentels. Simplifier, unifier, rectifier, régulariser, synthétiser, géométriser, symétriser, sacrifier, supprimer, abstraire, exagérer, accentuer, renforcer, souligner, subordonner.
2) Une adaptation à la forme qu'il s'agit d'orner et à la fonction ornementale.(...)
3) Une interprétation
en vue de la technique de l'exécution de l'ornementation (...)."(3)
135 - Exemples de stylisation
du genêt.
Les motifs de la planche de H.Balth, et surtout ceux encadrés du carré et du cercle, ne restent pas sans rappeler les planches stylisées japonaises reprises par T.Cutler dans sa Grammaire de l'ornement japonais (4), "suite-complément" de la Grammaire de l'ornement d'Owen Jones.
Ils évoquent aussi surtout les emblèmes de la Maison Impériale du Japon, que Koempfer avait repris, dans son Histoire naturelle, civile et ecclésiastique du Japon de 1729.
Dans la villa impériale de Katsura, les éléments de décoration étaient basés sur la stylisation (voir La Place du Japon dans l'Activité architecturale en Occident - L'Essor anglais - ilustration 45).
136 - Emblèmes de
la Maison impériale et des principaux nobles du Japon.
Avec la stylisation, s'est développée l'idée du purisme, et la recherche de formes décoratives épurées, a tendu vers la simplicité des formes géométriques de base.
Les compositions les plus
répandues sont celles faites à partir du carré (voir
La Place du Japon dans l'Activité architecturale en Occident - L'Essor
anglais - illustrations 38 et 41 - La Mouvance américaine - notes
18 à 20 - illustration 79), et celles à partir du quadrillage
qui en résulte (voir La Place du Japon dans l'Activité architecturale
en Occident - l'Effervescence autrichienne - illustration 52).
On peut aussi ajouter une variation sur le thème du carré, celle de la diagonale.
Les architectes modernes n'ont pas "banni" l'ornementation, ils en ont simplement contrôlé les excès.
Cette recherche d'une décoration requérant le minimum de moyen, est liée à leur volonté première d'affirmer, avant tout, la lisibilité de la structure, le décor arrivant au second plan.
Akira Naito décrit, à propos de la villa impériale de Katsura, l'importance du rôle joué par les matériaux dans la décoration; mais, on pourrait retrouver, certainement à un degré moindre, la même attention portée aux matériaux, dans des maisons d'habiations plus communes.
(voir La Place du Japon dans l'Activité architecturale en Occident - Effervescence autrichienne - notes 17 à 23 - illustration 54 et Concepts de l'Architecture moderne vus à travers la Tradition japonaise - Principes constructifs - note 5)
(voir illustration 115)
(1)MALLET-STEVENS, Robert, L'architecture au Japon, in La Revue, vol.LXXXX, 15 mai 1911, pp.529-530, voir annexe 6.
(2)NAITO, Akira, Katsura, un ermitage princier, Office du Livre de Fribourg, Société française du Livre, Paris, p.7 et p.45.
(3)BALTH, Henry, Grammaire du dessin, L.Bourdeaux-Capelle, Dinant, 1928, p.112.
(4)CUTLER, Thomas William, A Grammar of Japanese Ornament and Design, B.T. Batsford, London, 1880.
(5)NAITO, Akira, op.cit., p.44.
(6)NAITO, Akira, op.cit., p.46.
(7)DAL CO, Francesco, La culture de Mies considérée à travers ses notes et ses lectures, in Mies van der Rohe, sa carrière, son héritage et ses disciples, C.C.I., Paris, 1987, p.88.
(8)BUCAILLE, Benoît, Barcelone reconstruit son pavillon, in Architectes, n°170, septembre 1986, pp.37-41.
(9)NAITO, Akira, op.cit.,
pp.46-47.
Les architectes modernes, "toutes tendances confondues", se sont intéressés davantage par rapport à leurs prédécesseurs à une conception de l'espace plutôt qu'à une conception en plan.
Leurs plans, en abandonnant
radicalement les lois d'ordonnancement des anciens modèles classiques
dictés par les règles, régis par des axes, offraient
une organisation qui exploitait une plus grande diversité de qualités
spatiales: plutôt que la qualité du rendu final, ils privilégiaient
les qualités de l'espace vécu.
Des théories qui se
sont développées, trois conceptions de l'espace, d'ailleurs
souvent présentées comme antinomiques et chacune associée
à un architecte spécifique, rappellent des notions présentes
aussi dans les plans japonais: il s'agit, interprétés plus
en terme d'espace ou plus en terme de construction, du Raumplan de Loos,
du plan organique de Wright, et enfin du plan libre de Le Corbusier.
Ce vocable de l'architecture moderne, réservé à Loos, traduit toute l'idée de spatialité contenue dans ses projets.
Selon Johan van de Beek, cette méthode de composition du plan particulière à Loos vient précisément s'opposer aux maisons japonaises.
En opposition à cette image nous pouvons prendre les maisons dans la prairie de Frank Lloyd Wright ou encore la maison traditionnelle japonaise tant en vogue à l'époque de Loos."(2)
Car, même si c'est
de prime abord l'aspect extérieur des maisons de Loos dont la compacité
le réduit à des volumes simples (maison Rufer, maison Müller,
maison Tzara), qui a poussé Beek à faire cette opposition,
l'organisation volumétrique intérieure de l'espace qui se
trouve ainsi cachée derrière ces volumes, n'est absolument
pas en contradiction avec l'architecture japonaise.
C'est Heinrich Kulka, le collaborateur de Loos, qui, en donnant, en 1931, la première description de la façon personnelle de Loos de composer dans l'espace, a dicté la définition du Raumplan.
Le parallèle de ces deux idées est fait d'une part par Jacques Pezeu-Masabuau et d'autre part par Ernest Neufert, qui développent chacun, à propos de la maison japonaise, l'une et l'autre des notions abordées par Kulka.
"(...) la hauteur sous le plafond est adaptée aux dimensions de la pièce. Etant donné que le plafonnage est suspendu à la charpente du toit, on peut aisément varier la hauteur du plafond suivant les dimensions de la pièce."(5)
Johan van de Beek (2), en choisissant, en opposition à l'architecture de Loos, l'exemple de la maison traditionnelle japonaise associait aussi à celle-ci, les maisons dans la prairie de Frank Lloyd Wright.
Il est vrai que les plans de Wright, de par leur composition, reprennent l'idée japonaise de l'organisation de l'espace.
Dans sa description de ces plans élaborés par Wright, Michel Ragon fait ressortir des notions aussi particulières que celles des pièces communiquant directement les unes avec les autres sans espace servant, d'une croissance organique du plan ainsi que d'une relation privilégiée au site.
D'ailleurs, Wright lui même, dans l'une de ses conférences données à Londres en 1939, explique que l'idée du plan organique s'applique précisément à l'architecture traditionnelle du Japon.
Et, le plan organique de
Wright accordait toute son importance à la nature environnante,
en privilégiant les relations au site et l'interpénétration
intérieur-extérieur.
- Relation au site - L'une
des propriétés du plan organique est "d'estomper" la limite,
jusqu'alors fortement affirmée, entre l'espace intérieur
de la construction et l'extérieur.
Wright, dans deux passages relevés de ses réflexions écrites, reprend cette même idée, à propos de l'architecture organique et de l'architecture japonaise, qu'une limite qui serait franche et nette entre l'intérieur et l'extérieur de ces constructions est impossible à fixer.
Tout d'abord, toujours au cours de la même conférence donnée à Londres en 1939, Wright, à propos de l'architecture organique fait la remarque suivante:
Plus généralement, les projets modernes ont exploité l'idée d'une ouverture maximale sur l'extérieur, rendue possible par de nouveaux modes de construction (structure poteaux-poutres).
Mais ces ouvertures maximales procurent à la construction différentes qualités qui ne sont pas exploitées de la même façon et pour les mêmes raisons en Occident et au Japon.
Cette large ouverture de
l'habitation moderne sur l'extérieur se limite bien souvent aux
somptueux projets, comme ceux de F.Ll.Wright, mais aussi ceux de L.Mies
van der Rohe, de R.Neutra, de C.Scarpa..., qui bénéficient
de sites privilégiés. En fait, la grande majorité
des murs-rideaux de l'architecture moderne, situés dans un environnement
plus sobre, répondent moins à ce besoin de contact avec la
nature, qu'à celui d'une recherche de luminosité maximale
avec une liberté totale de composition de la façade.
A l'inverse, dans la maison japonaise, la qualité qu'apporte l'interpénétration de l'intérieur et de l'extérieur, prend toute sa valeur, si l'on sait l'attachement que les Japonais ont pour la nature.
Sans doute semblons-nous
loin de l'habitat moderne, mais tous le efforts en urbanisme et en architecture
ne tendent-ils pas à la création d'un habitat permettant
à l'homme de vivre en harmonie, isolé au maximum et profitant
de la nature au moyen d'une façade largement ouverte sur les jardins
ou sur le ciel."(10)
Pour faire partie des cinq points qu'il a énoncés en 1927, l'idée du plan libre de l'architecture moderne fait immédiatement référence à Le Corbusier. Plus généralement, la "libération du plan", rendue possible par l'utilisation d'une structure poteaux-poutres qui supprime les murs porteurs est exploitée par de nombreux architectes.
Toute contrainte de division
statique de l'espace représentée par un cloisonnement opaque
et définitif écartée, le plan ainsi libre, même
s'il est tramé et donc d'aspect rigoureux et figé, offre
une souplesse de composition de l'espace.
Comme le souligne Daniel Treiber, à propos des plans de F.Ll.Wright:
Et, c'est Dominique Clayssen qui, pour qualifier cette fluidité de l'espace dans les projets de Jean Prouvé, fait référence à l'architecture japonaise:
La description d'une habitation japonaise courante faite par Ralph Adams Cram (voir chronologie 1898), reprend, dans les mêmes termes, la définition du plan libre moderne.
(...) Entre les poteaux intérieurs,
glissent les fusuma qui peuvent être déplacés, transformant
à volonté l'espace entier en une seule vaste pièce.
(...) la plupart des cloisons restent temporaires et amovibles."(14)
Notes:
(1)JENCKS, Charles, Mouvements modernes en architecture, Mardaga, Bruxelles, 1978, p.358.
(2)BEEK (van de), Johan, Adolf Loos - Modèles de Villas, in Raumplan versus plan libre, Ecole d'architecture de Delft traduction Ecole d'architecture de Paris-Belleville, p.20.
(3)KULKA, Heinrich, Adolf Loos, in TOURNIKIOTIS, P., Loos, Macula, 1991, p.204.
(4)PEZEU-MASABUAU, Jacques, La maison japonaise, P.O.F., Paris, 1981, p.42.
(5)NEUFERT, Ernest, La coordination dimensionnelle dans la construction, Dunod, Paris, 1967, p.63.
(6)RAGON, Michel, Histoire de l'architecture et de l'urbanisme modernes, ed. Seuil, Paris, 1991, T.1, pp.276-277.
(7)WRIGHT, Frank Lloyd, An Organic Architecture, The Architecture of Democracy, Lund Humphries, Bradford & London, 1970, p.11.
(8)WRIGHT, Frank Lloyd, op.cit., p.12.
(9)WRIGHT, Frank Lloyd, An American Architect, ed. by Edgar Kaufmann, Horizon Press, New-York, 1955, p.47.
(10)PERRIAND, Charlotte, L'art d'habiter, extrait de T.A. n°9-10, août 1950, repris dans Paris 1937-1957, C.C.I., Paris, 1981, p.444.
(11)TANIZAKI, Junichiro, Eloge de l'Ombre, P.O.F., Paris, 1986, p.95.
(12)TREIBER, Daniel, F.Ll.Wright, F.Hazan, Paris, 1986, p.15.
(13)CLAYSSEN, Dominique, Jean Prouvé-l'idée constructive, Dunod, Paris, 1983, p.81.
(14)CRAM, Ralph Adams, Impressions
of Japanese Architecture and the Allied Arts, Tuttle, Tokyo, 1982,
pp.132-133.
L'utilisation de nouveaux matériaux, tel le béton armé, libérait les architectes modernes des contraintes de la construction en maçonnerie massive, leur faisant adopter les principes constructifs qui leur sont directement en relation.
Cette "libération" se trouve traduite essentiellement par les techniques constructives utilisées, mais aussi par l'incidence que ces techniques peuvent avoir sur la conception de l'espace.
Ainsi, les thèmes
abordés illustrent tant une approche proprement constructive (structure
et utilisation des matériaux de construction) qu'une approche davantage
conceptuelle (coordination modulaire), qui trouvent une concordance avec
l'architecture japonaise.
- Structure poteaux-poutres - La suppression des murs massifs porteurs laissait apparaître une ossature porteuse, qui est devenue aussi l'un des principes constructifs esentiels de l'architecture moderne.
Cette ossature porteuse, constituée de poteaux et de poutres en béton armé trouve une parenté directe avec celle constituée au Japon par les mêmes éléments en bois. Cette parenté est lisible dans le principe de construction lui même, et dans la résistance du béton armé tant à la compression (béton) qu'à la traction (armatures en acier), deux forces auxquelles le bois résiste naturellement, comme l'explique Michel Ragon:
137 - Temple Kokufuji à Nara.
L'un des éléments caractéristiques, directement issu de l'ossature, qui peut être mis, ici, en évidence est le pilotis.
Les pilotis de l'architecture moderne, expression extérieure du fondement de l'ossature, apportent un autre sens au rapport que la construction peut entretenir avec le sol auquel elle appartient, que celui que les massives fondations de l'architecture classique avaient montré jusqu'alors.
Les pilotis, en élevant les constructions au dessus du niveau du sol, établissent un lien d'un autre type entre la construction et le site sur lequel elle repose.
138 - Maison Farnsworth, Plano, Illinois, 1946-1951.
C'est le fait même de détacher la construction du sol qui évoque l'architecture japonaise. Mais à la différence des occidentaux, ce sont spécifiquement les conditions climatiques, comme le souligne Robert Mallet-Stevens, qui ont poussé les Japonais à construire systématiquement sur pilotis: la réponse la mieux éprouvée face à un sol instable et à des pluies diluviennes.
139 - Temple Kyomizudera,
à Kyoto.
- Les matériaux - Si l'on trouve, dans le rapprochement entre l'architecture japonaise et l'architecture moderne, une place pour les matériaux de construction, c'est moins par l'analogie de leur nature propre respective (les matériaux utilisés ne sont pas les mêmes) que par celle du respect qu'il leur est accordé et du rôle qu'ils peuvent ainsi jouer dans le projet.
Dans les réalisations des architectes modernes, les matériaux de construction parviennent à révéler leur véritable nature et interviennent ainsi comme une composante du projet.
Non seulement ils sont laissés bruts et apparents, mais aussi ils sont largement mis en valeur. Par le projet, c'est la valorisation du matériau de construction qui est recherchée plutôt que celle d'un revêtement cachant sa libre expression (voir A.Loos). Ainsi, quelque soit leur valeur marchande, ce sont avant tout les qualités esthétiques (couleur, luminosité, texture, ...) des différents matériaux (naturels ou non) qui prévalent et qui sont exploitées.
C'est cette considération des qualités inhérentes aux matériaux, qu'ils soient naturels ou non, qui poussait les architectes modernes à leur faire tenir leur véritable place dans la construction.
Ainsi, le bois apparait dans les réalisations de Greene et Greene, de B.Maybeck, dans celles de Wright:
Cette attitude des achitectes modernes, face aux matériaux intervenant dans la réalisation de leurs projets, rappelle celle des architectes japonais qui emploient les matériaux naturels, essentiellement d'origine végétale (bois, écorce, roseau, bambou, châume) mais aussi le plâtre, le torchis, la tuile et la pierre, toujours avec la même sincérité, pour l'effet qu'ils produisent par nature et non pas comme le simple support d'un revêtement.
(voir La Place du Japon dans
l'Activité architecturale en Occident - L'Effervescence autrichienne
- notes de 17 à 23 - illustration 54).
La recherche d'une unification des dimensions pour une rationalisation de la construction, d'abord aux Etats-Unis, puis en Europe, et notamment en Allemagne et en Suisse, a tendu vers la définition de la coordination dimensionnelle et modulaire du bâtiment.
La rationalisation est rendue possible grâce à l'établissement d'un module, dont les dimensions définissent les éléments de la construction, et qui se décline aussi bien en plan qu'en volume. Le rapport des dimensions de ce module conduit à la notion de proportions.
La coordination modulaire est connue au Japon, notamment avec l'utilisation des dimensions établies du tatami.
Avec l'architecture moderne, une nouvelle idée est devenue primordiale: celle de l'adaptation des dimensions de la construction à la mesure de l'homme. Ainsi, c'est d'abord la considération de la "taille de l'homme moderne", comme base des mesures de la construction, plûtot que l'évaluation à partir de calculs de mesures plus abstraites, qui devait dicter les dimensions des réalisations modernes.
L'étude certainement
la plus poussée d'une échelle de dimensions à partir
des mensurations de l'homme, et servant d'outil de mesure à la construction,
est celle de Le Corbusier, avec l'élaboration du Modulor.
S'éloignant de la valeur exacte mais théorique du mètre et de ses multiples et sous-divisions, nombres entiers ou fractions certes en relation avec l'unité mais sans aucun véritable rapport avec la taille de l'homme, Le Corbusier s'approchait, peut-être pas dans l'exactitude des nombres énoncés, mais dans l'idée même, du système de mesure japonais.
Le système de mesure japonais appliqué à la construction repose sur l'utilisation d'une mesure module, le ken, et de ses dérivés (1/2; 1/4; 1/6; 1/8;...).
C'est précisément cette proportion qui est intéressante, car elle contient en elle le carré (1 tatami =2 carrés égaux de 1/2 ken de côté): forme géométrique de base, souvent mise en évidence dans l'architecture moderne.
D'ailleurs, le point de départ
qui a permis à Le Corbusier d'élaborer le Modulor était
bien un carré.
140 - Reconstitution du tracé du Modulor.
Et on retrouve, à la fin, la proportion du rectangle formé de deux carrés contigus.
La simplicité de ce rapport 1/1 contribue à faire du carré une figure omniprésente dans la construction.
L'exemple de Carlo Scarpa montre que:
141 - Maquette du projet de la maison 50 par 50, Mies van der Rohe.
- Les dimensions et le module -
Un pas de plus est en train de s'accomplir avec la coordination modulaire. Il s'agit de la base d'une norme fondamentale établissant un système de coordination des dimensions déterminées par un module.
Elle répond aux fonctions principales suivantes:
L'interchangeabilité des produits:
Cette fonction doit assurer à l'architecte, responsable de la conception, la liberté de choix.
La diminution de la variété de produits:
Celle-ci assure une possibilité de rationalisation de la production.
L'assemblage direct des produits:
C'est un facteur d'économie
de la construction par l'élimination du gaspillage des coupes et
des ajustages exécutés sur le chantier."(10)
Le premier aspect évoqué, soit l'interchangeabilité des produits, est celui qui a peut-être le moins de rapport avec le Japon, si l'on se limite au premier sens que Pierre Bussat donne à sa définition: c'est-à-dire au sens où cette interchangeabilité représente "un choix entre des matériaux différents" (11) pour des éléments de mêmes dimensions.
En revanche, l'interchangeabilité
des éléments de la construction est bien en effet une notion
toute japonaise, si l'on considère le remplacement d'éléments,
usagés ou endommagés par exemple, par d'autres les équivalant.
Et, le premier de ces éléments interchangeables qui apparaît
est le tatami. Cette facilité de remplacement vient comme une réponse
à la vulnérabilité de la maison japonaise.
Le deuxième point annoncé par Pierre Bussat, la diminution des variétés de produits, tend vers l'idée d'économie et de rationalisation par une simplification de la production.
Au Japon, cette uniformisation des produits dans des gammes de dimensions réduites est indissociable de l'interchangeabilité dans la mesure où c'est elle qui la conditionne.
La ville brûlée
fut reconstruite rapidement et à des frais raisonnables grâce
à l'unification des dimensions du bois et des éléments
de construction."(12)
Les plans japonais, comme le décrit Ernest Neufert, et comme l'avait déjà souligné Edward Sylvester Morse (voir L'Essor anglais - Le Mouvement Arts and Crafts - Les Guildes: Le Statut de la Profession), gardent cette simplicité dans la mesure où ils sont établis, moins pour indiquer un mode de construction qu'une organisation intérieure.
142 - Organisation modulaire de la maison japonaise.
143 - Trame d'un plan d'une maison typique à Kyoto.(voir illustration 29)
144 - Maison Stanley Rosenbaum, Florence, Alabama, Wright, 1939.
Le dessin des plans ne privilégie
pas certaines pièces par rapport à d'autres. Il n'y a plus
de hiérarchie par rapport à leur fonction; elles ont, par
le dessin, toutes la même valeur.
L'utilisation du quadrillage modulaire n'a pas qu'une incidence sur le tracé du plan, mais aussi sur celui du volume; le module ne représentant pas uniquement un dimensionnement plan, mais ayant aussi une troisième dimension.
Le rapprochement, entre la recherche en matière de coordination modulaire en occident et l'expérience japonaise, peut être fait avec, toujours la référence aux deux mêmes ouvrages: celui de Pierre Bussat et celui d'Ernest Neufert.
"Une maison d'habitation japonaise est encore plus unifiée en coupe qu'en plan. (...)
Les dimensions des baies
et des éléments de construction, dans la mesure où
il sont conditionnés par la taille des habitants, s'adaptent, naturellement,
à la stature plus petite des Japonais."(16)
(1)RAGON, Michel, Histoire de l'architecture et de l'urbanisme modernes, ed. Seuil, Paris, 1991, T.1, p.247.
(2)LE CORBUSIER, Vers une architecture, Vincent, Fréal et Cie, 1958, p.193.
(3)SPAETH, David, Mies: une approche biographique, in Mies, sa carrière, son héritage, ses disciples, C.C.I., 1987, pp.19-40.
(4)MALLET-STEVENS, Robert, L'Architecture au Japon, in La Revue, 15 mai 1911, vol.LXXXX, p.523 - voir annexe 6.
(5)TREIBER, Daniel, F.Ll.Wright, F.Hazan, Paris, 1986, p.72, (il cite WRIGHT, Autobiographie, p.260).
(6)BLASER, Werner, Structure and Form in Japan, Architectural Publishers, Zurich, 1963, p.77.
(7)ENGEL, Heinrich, The Japanese House: a Tradition for contemporary Architecture, Tuttle, Rutland and tokyo, 1964, p.50.
(8)ALBERTINI, B. et BAGNOLI, S, Scarpa, l'Architecture dans le Détail, Mardaga, 1988, p.28.
(9)NEUFERT, Ernest, La coordination dimensionnelle dans la construction, Dunod, Paris, 1967, p.63.
(10)BUSSAT, Pierre, La coordination modulaire dans le bâtiment, FAS SIA Centre d'études pour la rationalisation du bâtimnt, Zurich, éd. Karl Krämer, Stuttgart, 1963, p.11.
(11)BUSSAT, Pierre, op.cit., p.11.
(12)NEUFERT, Ernest, op.cit., p.64.
(13)NEUFERT, Ernest, op.cit., p.68.
(14)BUSSAT, Pierre, op.cit., p.15.
(15)BUSSAT, Pierre, op.cit., p.24.
(16)NEUFERT, Ernest, op.cit.,
p.67.
L'élaboration d'une coordination dimensionnelle et modulaire dans la construction, contribue aussi à développer, dans le même esprit, une rationalisation de la production des éléments de construction. Elle tend, au delà de la normalisation et de la standardisation vers la préfabrication, poussée en Occident jusqu'à l'industrialisation.
Cette "dérive techniciste"
favorise logiquement une certaine évolutivité de la construction
traduite notamment par la flexibilité et l'extensibilité.
- Normalisation - En 1953, dans la Charte de l'Habitat, Le Corbusier, en rédigeant les définitions de la normalisation et de la standardisation, fixait ce mode de construction particulier.
En 1957, au Salon des arts ménagers, à la présentation concernant la "synthèse de "l'art d'habiter" traditionnel japonais", elle proposait un modèle de maison japonaise.
Il ne s'agissait pas de folklore,
mais pour moi de démontrer une certaine rencontre avec la modernité
et l'esprit traditionnel japonais. Modulation, normalisation, souplesse,
usage multiples, légèreté, communion avec la nature,
détente... les Japonais ont réussi ce tour de force: avec
les mêmes éléments architecturaux normalisés,
sans architecte, vendus au public par les boutiquiers spécialisés
du coin, de résoudre tous les problèmes de l'habitat, de
la maison familiale aux villas impériales... couvrant tout le pays
de ces modules sans créer de monotonie."(2)
- Standardisation - Toujours dans la Charte de l'Habitat, après avoir rédigé la définition de la normalisation de laquelle elle sous-tend, Le Corbusier fixait celle de la standardisation.
La standardisation appliquée jusqu'à l'extrême concernait aussi le dimensionnement des objets à l'intérieur de la construction, par rapport à l'usage que l'on fait d'eux. Le Corbusier a souvent insisté sur cette notion des dimension adaptées à l'usage.
(...) La maison en série
nécessite l'étude poussée de tous les objets de la
maison, et la recherche du standart, du type. Quand le type est crée
on est aux portes de la beauté. La maion en série imposera
l'unité des éléments, fenêtres, portes, procédés
de construction, matière."(4)
(voir les maisons usoniennes).
145 - Atelier d'un artisan
fabriquant des tatamis, à Kyoto.
- Préfabrication - La standardisation des éléments de la construction n'avait été envisageable que parce qu'elle pouvait être suivie par leur préfabrication.
Les travaux de F.Ll.Wright concernant la standardisation n'étaient pas isolés à certains projets. Déjà bien avant les maisons usoniennes, Wright avait dessiné des projets faisant appel à la préfabrication. D'après Antonin Raymond qui travaillait alors avec lui, ces idées de préfabrication lui seraient provenues directement du Japon.
146 - Propositions pour des logements préfabriqués, Wright, 1916.
La préfabrication était un sujet d'études qui concernait l'actualité architecturale moderne. Elle représentait une nouvelle façon de construire qui signifiait aussi une nouvelle façon de concevoir, et pour beaucoup aurait dû devenir incontournable; Le Corbusier, W.Gropius préconisaient, dès le début du XXème siècle, la construction de logements à partir d'éléments préfabriqués (projet de Gropius de l'exposition du Werkbund de Stuttgart en 1927).
Mais, c'est après la seconde guerre mondiale, et pour des raisons économiques, que les expériences de préfabrication se sont multipliées. Et l'un des représentants en Europe de ceux qui se sont pleinement investis dans ces expériences est Jean Prouvé.
La préfabrication adaptée à la maison individuelle apporte souvent, aux mêmes besoins, des solutions globalement équivalentes. C'est dans le choix d'un exemple précis, celui des portes coulissantes, ici décrites par Dominique Clayssen, que l'on peut faire un rapprochement entre la solution choisie par Jean Prouvé et celle déjà éprouvée par les Japonais.
- Industrialisation -
Toutefois, comme le souligne M.Ragon (8), l'industialisation représente la conséquence logique du procesus de développement de la standardisation et de la préfabrication. Et, pour les architectes qui s'y sont intéressés, l'industrialisation des éléments de construction n'était probante que si elle conservait toutes les possibilités de diversité, déjà illustrées au Japon (voir notes 1 et 2).
Ni la standardisation, ni
la préfabrication, ni l'industrialisation ne devait signifier pour
eux, la fixation d'un modèle à répéter avec
monotonie et indéfiniment, mais au contraire la variabilité
modulable à souhait.
- Flexibilité - Le plan devenu libre, en permettant le cloisonnement de l'espace à volonté autorise aussi un cloisonnement mobile et variable à souhait rendant ainsi l'espace flexible.
La flexibilité de l'espace va de pair avec l'idée de multifonctionnalisme, soit l'idée d'un espace sans fonction définie, d'un espace pouvant assurer plusieurs fonctions différentes.
(...) Une pièce, dans une maison typique japonaise peut être organisée pour devenir plusieurs espaces.
(..) L'un des principes taoïstes les plus significatifs provient de la perception du fait que la transformation et le changement sont des traits essentiels de la nature. Lao Tzu considérait que le vrai sens de la vie était une expérience alternante et mouvante, que rien n'était permanent et absolu. Et, avec le temps, ce principe d'impermanence s'est enraciné chez les Japonais."(9)
(voir La Place du Japon dans
l'Activité architecturale en Occident - La Mouvance américaine
- F.Ll.Wright - Ses réalisations)
Un logement flexible, soit
un logement "dont les dispositions intérieures peuvent varier à
volonté en fonction des besoins" (10) offre l'avantage manifeste
de la souplesse d'utilisation, mais sous-entend aussi un certain nombre
de contraintes justement, ou paradoxalement, liées à cette
souplesse.
L'une des grandes contraintes
occasionnée par une pratique optimale de la flexibilité serait,
pour l'occupant occidental moyen, le vide, la négation de son mobilier
dont le vrai caractère est peu mobile, voire même non mobile.
Et si, le premier usager s'approprie effectivement la conception, à
l'intérieur d'un cadre, de son propre plan, celui-ci, une fois réalisé,
reste pratiquement définitivement figé, car la notion de
mobilité induite de la flexibilité reste peu compatible avec
le mode de vie occidental.
Comme le souligne Georges Maurios, l'espit d'impermanence qui sous-tend la flexibilité de l'architecture japonaise et loin de pouvoir justifier les expériences tentées en Occident.
(...) L'addition éphémère
de deux espaces serait donc la réponse à un simple problème
de suroccupation momentanée du logement? L'architecture traditionnelle
japonaise est trop subtile et responsable pour que l'on s'empare de l'une
de ses apparences afin d'aider à la rentabilité d'un espace
pauvrement homogène."(11)
Ainsi, la flexibilité de l'architecture traditionnelle japonaise est assurée autant par des cloisons mobiles, fusuma ou shoji, que par les paravents (Byobu).
Les byubu (paravents pliants)
étaient des objets pratiques, relativement légers, faciles
à replier dans un format qui les rendait transportables, et donc
faciles à déplacer ou à remiser lorsqu'ils n'étaient
pas nécessaires."(13)
Ainsi, par exemple, les interminables
dossiers des chaises dessinées par Ch.R.Mackintosh, derrière
lesquels se dissimule aisément une personne assise, divisent l'espace
comme autant de paravents japonais, avec la même idée de mobilité,
et d'impermanence.
- Extensibilité -
La taille de la queue du
têtard dépend du nombre d'enfants et de la taille du budget
familial. Si la queue devient trop longue, elle peut être courbée
comme un mille-pattes. Ou bien, elle peut être brisée par
un angle. L'aile peut se prolonger à la mesure du nombre d'enfants
que l'on veut y installer."(14)
Les plans organiques des
maisons de Wright, autant que ceux des maisons traditionnelles japonaises,
sont conçus avec l'idée de pouvoir être agrandis, à
tout moment, et sans aucune dénaturation.
Ces extensions que la forme du plan admet sans contrainte, sont aussi facilement réalisables grâce au mode de construction particulier, celui des blocs de béton (voir La Place du Japon dans l'Activité architecturale en Occident - La Mouvance américaine - F.Ll.Wright - Ses Relations avec le Japon), dont Wright avait éprouvé la technique, pour la première fois à son retour du Japon avec les maisons Millard (Pasadena, Californie, 1922-1923), Storer (Los Angeles, 1923), Freeman (Los Angeles, 1923) et Ennis (Los Angeles, 1923), avant de l'adapter à ses "maisons usoniennes automatiques" Adelman (Phoenix, Arizona, 1951) et Piper (Phoenix, Arizona, 1952).
(1)Le CORBUSIER, La Charte de l'habitat.
(2)PERRIAND, Charlotte, Un art de vivre, Musée des Arts décoratifs/Flammarion, Paris, 1985, p.55.
(3)Le CORBUSIER, op.cit..
(4)Le CORBUSIER, Vers une architecture, Vincent, Fréal et Cie, 1958, p.XXV et p.223.
(5)WRIGHT, F.Ll., Principle at work in Japan, in an American Architect, ed.by Edgar Kaufmann, Horizon Press, New-York, 1955, p.46.
(6)RAYMOND, Antonin, An Autobiography, Tuttle, Rutland & Tokyo, 1971, pp.49-50.
(7)CLAYSSEN, Dominique, Jean Prouvé: l'idée constructive, Dunod, Paris, 1983, p.11.
(8)RAGON, Michel, Histoire de l'architecture et de l'urbanisme modernes, ed.Seuil, Paris, 1991, T.2, p.211.
(9)CHANG, Ching-Yu, Japanese Spatial Conception-6, in The Japan Architecct, n°329, sept.1984, p.62.
(10)Petit Larousse illustré, 1988.
(11)MAURIOS, Georges, L'evolutif palliatif, in T.A., n°311, 1976, pp.100-101.
(12)SPAETH, David, Mies: une approche biographique, in Mies van der Rohe, sa carrière, son héritage, ses disciples, C.C.I., Paris, 1987, pp.23-24.
(13)MURASE, Miyeko, L'art du paravent japonais, Anthese, Arcueil, 1990, pp.7-8.
(14)WRIGHT, F.Ll., Expanding for growing family, in The Natural House,Pitman Publishing, London, 1973, pp.167-168.
(15)WRIGHT, F.Ll., The
"Usonian Automatic", in The Natural House, op.cit.,p.205.